Fanfiction - Hors série
« Contes de Sélénia »

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9- Promesses

Cela faisait trois semaines que Matai était enfermée. Les premiers jours, elle ressassait de vieux souvenirs et luttait sans conviction contre la fièvre qui l’avait prise… La notion du temps lui était indifférente.

Les gardes l’avaient questionnée, mais elle ne répondait pas et subissait sans broncher les coups qui pleuvaient. Puis le supplice avait cessé et ses pensées commençaient à se fixer. C’est alors qu’elle se rendit compte qu’elle n’était pas la seule captive et qu’elle avait un voisin de cellule…

~*~

Deriba avait pris une avance considérable durant les cinq premiers jours de sa cavale et se savait désormais hors de danger. Elle n’avait pas rencontré de cavaliers qu’Oniwa aurait pu lancer à sa recherche, et au vu des nombreuses fourches qu’elle avait traversées, elle pouvait dorénavant ralentir sa cadence et même profiter de la chaleur de l’été déjà bien installé.

Arrivée au confluent du fleuve qui descendait des montagnes Kuma, Deriba trouva l’eau si belle qu’elle fut attirée par sa pureté. L’eau était encore fraîche, mais revigorante à souhait pour la jeune femme qui n’avait pas pris le temps de se baigner et d’évacuer toutes ses tensions liées au stress.
Alors qu’elle somnolait sous les rayons chauds du soleil à demi-immergée, elle entendit au loin le pas d’une dizaine de chevaux. Aussi elle s’extirpa de son bain et, voulant éviter d’être vue sur le chemin, elle grimpa sur l’arbre le plus proche.
Arrivée près de la cime, Deriba étouffa un juron : bien qu’étant en été, l’arbre qu’elle avait choisi était le moins fourni, ses feuilles ayant séché au soleil. Néanmoins, elle se félicita intérieurement d’avoir choisi cette solution de repli plutôt que reprendre son chemin : la troupe qui passait avait tout l’air d’être la garde royale, accompagnant Oniwa.
Perplexe, Deriba se demanda ce qui pouvait pousser le roi à voyager, sachant pertinemment que celui-ci ne s’était pas déplacé personnellement pour retrouver la fugitive qu’elle était.
Les cavaliers passaient à une allure modérée et semblaient même ralentir au niveau de Deriba.

Le roi posa pied à terre et ordonna à sa troupe de se reposer. Il s’en fut un peu plus bas que l’endroit où Deriba s’était posée, afin de bénéficier du mince filet d’eau qui jaillissait de la roche et commença à frictionner ses membres endoloris par le voyage. Puis il défit sa tunique et pénétra dans l’eau pour profiter de ses bienfaits stimulants.

Deriba ne bougeait plus. A peine osait-elle respirer. Elle avait face à elle le roi Oniwa dans son plus simple appareil, et elle n’avait jamais mieux perçu la puissance qui émanait de lui. En effet, lorsqu’il donnait des réceptions ou qu’il apparaissait en public, le roi Oniwa revêtait les vêtements nobles des personnes de son rang qui recouvraient chaudement le corps afin de résister aux températures les plus froides de l’hiver.
Deriba en était à cette réflexion lorsqu’elle entendit le tintement des armes des gardes s’approcher : Par Sélène, mes chausses !

La garde royale avait quadrillé le périmètre pendant que leur roi se rafraichissait. Ils étaient arrivés près de l’arbre où se tenait Deriba, mais par chance, ils ne regardaient que face à eux… et par terre.
Ils découvrirent les chausses de la jeune femme et balayèrent rapidement les environs sans percevoir âme qui vive. Et alors qu’ils abandonnaient leur recherche et se remettaient en marche, une goutte d’eau qui avait fait son chemin dans la chevelure de Deriba tomba pour atterrir sur la joue d’un jeune garde.
Le réflexe inné qui en découla fut de lever la tête au ciel afin de déceler le nuage annonciateur de pluie, mais il n’y découvrit que le ciel bleu… et une jeune femme perchée dans un arbre.

- Là haut ! L’esclave !!

Deriba réagit plus vite que le jeune homme qui était encore surpris par sa découverte, l’index pointé vers elle. Elle s’élança d’une branche à l’autre pour fuir, mais les soldats avaient moins d’obstacles pour rejoindre le lieu visé par Deriba et ils la cueillirent avant même qu’elle n’ait touché le sol : l’un des gardes avait lancé sa massue qui percuta l’épaule de la jeune femme et qui la déséquilibra et un autre avait déjà lancé son filet qui vint s’enrouler aux pieds de Deriba et la fit trébucher.
Ils se jetèrent sur elle afin de la maîtriser, mais elle jouait fermement des poings pour se défaire de leurs violentes étreintes.

- Désolés pour toi, ma belle, tu as beau être une excellente combattante, mais nous le sommes également.
- A quatre contre une, je m’étonne encore que vous n’ayez pas réussi à me toucher sans l’aide de vos armes… Rétorqua-t-elle.
- Si notre but avait été de te tuer, tu serais déjà morte à l’heure qu’il est, mais nous avons de meilleurs projets pour toi.

Sur ces mots, le garde qui était placé derrière la jeune femme avait attendu qu’elle reporte son attention sur le capitaine qui l’occupait à parler et avait frappé à la tête afin de l’assommer.

- Tu n’y es pas allé un peu trop fort ? S’enquit son capitaine.
- Non. Je pense qu’il fallait au moins ça pour que cette furie perde connaissance.
- Bien. Allons porter notre découverte au roi. Je suppose que le bruit de la cascade lui a caché notre rixe…

Oniwa ne se préoccupait en effet que très peu de l’activité de sa garde. Il prenait tellement de plaisir à sentir l’eau déferler sur son dos, lui massant ses points de tension qu’il ne les entendit même pas arriver.

- Mon roi, nous avons une nouvelle intéressante à vous apporter.
- Je vous écoute, lui répondit Oniwa, les yeux fermés.
- Regardez l’oiseau que nous avons trouvé perché dans l’arbre qui surplombe cette cascade…

Oniwa ouvrit un œil, quelque peu intrigué par les paroles du capitaine de la garde, mais lorsqu’il le vit lui présenter la belle fugitive, il se dégagea aussitôt de son bain.

- A l’avenir, je souhaiterai que vous ne portiez plus la main sur une femme, quel que soit son statut. Aménagez-lui le traineau de sorte à ce que le transport lui soit plus confortable que sur la croupe d’un cheval.
- Ca sera fait. A quel endroit nous arrêterons-nous pour la nuit ?
- Lorsque nous atteindrons les frontières sud des montagnes Kuma.
- Devons-nous nous annoncer aux portes de la vallée d’Ookami ?
- Non. Il nous faudra vite traverser la vallée et ne pas nous faire repérer car nous ne passerons pas au palais de l’impératrice…

~*~

Matai était pleinement éveillée. Ces derniers temps, lorsqu’elle retrouvait sa lucidité, elle avait juré apercevoir un autre prisonnier, mais à cet instant, il n’était pas présent.
La jeune femme étudia alors sa cellule : les barreaux vieux et rouillés étaient encore trop résistants pour qu’elle puisse les déloger, quant à la lucarne qui lui servait de fenêtre, celle-ci était trop étroite pour pouvoir tenter une échappée bien qu’elle n’eût pas de barreaux. Elle regretta alors son pouvoir de miniaturisation qui lui aurait permis une belle sortie et également son pouvoir originel qui ne lui était utile en rien pour l’aider à fuir cette captivité.

Matai passa la journée à tourner en rond, se perdant dans ses pensées lorsque son regard s’attardait sur la mer que l’on percevait au loin, après la forêt et les marais pestilentiels, puis elle réfléchissait au moyen de rencontrer le seigneur de ces lieux, sous couvert d’une demande d’audience, afin de pouvoir le tuer…

La journée passa ainsi, ponctuée par le désespoir et l’animosité, lorsqu’enfin on lui apporta de quoi manger et boire : un simple morceau de pain rassis auquel Matai ne prêta pas attention, et un verre d’eau croupie qu’elle entreprit de purifier.
Elle n’en but qu’une gorgée et passa la soirée à jouer avec le reste de l’eau, la faisant rouler sur ses lèvres pour en apprécier sa fraicheur, puis sur sa peau pour se débarrasser de la crasse accumulée des derniers jours.
Elle soupira avant de se coucher, entaillant le mur à l’aide d’une pierre afin d’y noter le nombre de jour, puis s’endormit.

A son réveil, le lendemain, elle tourna machinalement la tête vers la cellule voisine et elle le vit : un jeune homme était assis dans un coin sombre de la pièce, ses yeux d’un bleu profond fixant Matai. Il était silencieux et ne semblait pas gêné à ce que Matai ait surpris l’intensité de son regard.

- Qui êtes-vous, étranger ?

Le jeune homme sembla surpris de l’interrogation de Matai, aussi mit-il un certain temps avant de répondre :

- Je me prénomme Irok…
- Et qu’avez-vous fait pour être enfermé ici ?
- Cela…

Irok pointa du doigt vers le verre d’eau de Matai et celui-ci gela aussitôt. Matai réprima un frisson et comprit la raison de l’enfermement d’Irok avant même qu’il ne l’évoque. Le gardien félon devait craindre cette concurrence et mit au fer le jeune homme aux poings de glace. Matai saisit les barreaux des mains et approcha son visage afin de murmurer :

- Venez-vous… venez-vous du pays magique ? C’est que j’ignorais qu’il y eût des hommes.
- Je ne sais pas d’où je viens… Soupira-t-il.
- Oh je… veuillez excuser mon indiscrétion…

Irok fronça les sourcils et regarda Matai avec incompréhension :

- Pourquoi vous excusez-vous ?
- C’est que je croyais vous ennuyer avec mes questions…
- Non, du tout, je n’ai juste pas l’habitude de tenir ce genre de conversation… Lui répondit-il avant de tenter un semblant de discours. Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?

Le visage de Matai sembla s’illuminer. Elle lui révéla sa vraie nature, décidant de ne plus jamais la cacher, et la raison de son arrestation. Parler à son voisin lui faisait l’effet d’une libération, sa frustration partait à mesure qu’elle lui parlait et sa volonté de vengeance prenait consistance, paraissant presque réelle. Cependant, elle revint vite sur terre lorsqu’elle prit conscience des barreaux qui bloquaient sa route.
Irok, qui avait gardé le silence pendant que Matai parlait, lui apporta l’élément qui lui manquait pour mener à bien son projet…

- Je peux te faire sortir d’ici.
- Vous… Tu… Comment ?
- Je maîtrise la glace, et tu maîtrises l’eau à la manière des radiesthésistes. Ces barreaux sont fragiles et leur faible résistance sera encore plus altérée par une baisse soudaine de température. Il suffira d’un choc pour les faire tomber.
- Mais, pourquoi avoir besoin de moi, vous pourriez les geler seul.
- Je ne peux geler que les fluides et ces barreaux n’en contiennent pas.

Matai n’arrivait à croire à la facilité d’un tel plan. Toujours abasourdie, et sans savoir pourquoi, elle cherchait à gagner du temps : tout était si soudain, tout semblait si réalisable…

- Mais après, comment faire pour sortir du…
- Je connais une issue sûre. Mais je comprendrai si tu ne me faisais pas confiance.

Matai sembla vexée par la dernière injonction d’Irok. Ne venait-elle pas de se livrer sans retenue aucune à un étranger alors qu’elle n’avait pu révéler à Jolan sa vraie nature ?
Elle s’employa à puiser l’eau environnante jusque dans les particules de la terre, puis elle la dirigea vers les barreaux, de sorte à les entourer. Et Irok gela le tout avant de porter un coup de pied puissant qui cassa la structure. Ils répétèrent l’action pour la cellule de Matai et réussirent à s’échapper de la prison sans qu’aucune sentinelle ne les intercepte.

Irok menait Matai dans le dédale du château. Il ne lui parlait pas et les seules pressions exercées par sa main froide suffisaient pour communiquer sur l’attitude à adopter.
Lorsqu’ils furent hors de danger et que le jeune homme la mena jusqu’à une masure en branle cachée par les hautes herbes des marais, il se décida à s’exprimer :

- Et je peux t’aider à assouvir ta vengeance.

~*~

Le soir venu, Oniwa avait établi son campement aux pieds des montagnes Kuma, à la limite des frontières du royaume de Kurao qu’il leur fallait traverser le plus vite possible.
Oniwa laissait ses hommes se reposer dans leur coin afin qu’ils se retrouvent un peu sans sonautorité hiérarchique qui pouvait peser à la longue. Il savait très bien que ses guerriers savaient se défendre comme un seul homme, et lui ne se sentait pas en insécurité compte tenu de ses capacités à tuer un ours d’un coup de poing.

Il décida néanmoins de leur souhaiter une bonne nuit et s’enquérir de l’état de Deriba qui n’avait recouvré que depuis peu…

Deriba s’était effectivement remise en fin d’après-midi, mais ses muscles endoloris par les courbatures et l’inactivité prolongée l’empêchèrent de se mouvoir. Elle accepta son sort avec résignation puisque la garde ne semblait lui vouloir aucun mal. Autrement, je serai attachée…
Mais ce répit n’était qu’artificiel. Lorsqu’ils montèrent le camp, Deriba fut attachée à un arbre et bâillonnée. Elle n’aurait ni à boire, ni à manger.
Les soldats, quant à eux, burent de tout leur soûl, jusqu’à ne plus être cohérent ni ressentir aucune gêne en la présence de la jeune femme. Par dégoût, Deriba détourna le regard et ferma les yeux. Malheureusement pour elle, les soldats ne l’avaient pas oubliée et le capitaine décida de la faire participer à leurs jeux…
Arrivé à son niveau, il sortit sa lame affutée et la passa à travers les coutures du vêtement de la jeune femme. Deriba ne pouvait rien faire, elle était à leur merci. Les acclamations des autres hommes ragaillardirent le capitaine qui arracha le haut de la jeune femme.
Deriba gesticulait mais les liens serrés lui empêchaient toute manœuvre. Alors que le visage du capitaine était près du sien, elle réussit à placer un coup de tête, cassant son nez. Cela eut le don d’énerver encore plus le capitaine qui, humilié des rires de ses subordonnés, lui asséna un coup au ventre et à la tempe.

Il n’eut pas le temps d’aller plus loin car quelqu’un venait de le saisir par le col et le repoussa fortement contre l’arbre voisin.

- QUE CROYEZ-VOUS ÊTRE EN TRAIN DE FAIRE, JEBLI ?! Rugit une voix familière.
- Mon… Monseigneur, nous cherchions à nous amuser…
- VOUS NE VOUS AMUSEZ PAS, VOUS LA BRUTALISEZ !! Gronda Oniwa. Deriba n’est plus une prisonnière, elle a démontré ses qualités de soldat. Elle chevauchera à nos côtés et vous vous devez de la traiter comme l’un vos confrères.

Le roi détacha la jeune femme de l’arbre et la recouvrit de sa toge. Encore engourdie par le choc, celle-ci n’eut pas la présence d’esprit de s’enfuir. Elle espérait juste une couche où elle pourrait se reposer et apaiser son mal de tête naissant.
Elle se laissa donc aller dans les bras puissants du roi qui la mena près de lui pour qu’elle passe la nuit.
Il s’amusa à regarder dormir cette femme forte et caractérielle, qui paraissait si docile et fragile ainsi endormie. Il se promit alors de veiller sur elle tout le temps qu’elle resterait à ses côtés et il espéra qu’elle ne partirait pas de sitôt.

~*~

- Est-ce là où tu habitais ?
- Non. Et il vaut mieux ne pas retourner dans les lieux où tu avais l’habitude de résider, car nous serions retrouvés trop facilement.

Matai rougit de la simplicité de cette logique à laquelle elle n’avait pensé. Elle parcourut rapidement la pièce principale des yeux et acquiesça intérieurement. La masure était petite et pourvue du strict minimum, non sans rappeler le cabanon où elle habitait les premiers temps dans le village qui l’avait recueillie.

Pendant que Matai inspectait les environs, Irok s’employait à aménager un recoin confortable où il entreposait des sacs de jute garnis de paille.

- Tu pourras dormir là.
- Et toi… ?
- Je resterai près de la porte et veillerai.
- Bien… Je… Tu disais que…
- Que je pouvais t’aider à te venger ?
- Oui… mais je veux dire, tu n’as pas à t’impliquer dans mes histoires. Je ne voulais pas t’ennuyer avec ça lorsque nous étions enfermés, c’est juste que je ne pensais pas pouvoir partir et maintenant, je ne voudrai pas que tu te sentes obligé…
- Je ne me sens pas obligé… Cela me change de pouvoir apporter mon aide à quelqu’un. A me sentir utile…

Matai fut affectée par les paroles d’Irok mais celui-ci n’étant pas des plus loquaces concernant sa vie, la jeune femme décida de ne pas le pousser dans des explications. Elle nota cependant qu’Irok portait enfouies les séquelles de son mystérieux passé.
Elle lui sourit afin de l’encourager et lui proposa de chercher de quoi manger.

- Nous ne devrions pas nous aventurer dehors… L’avertit le jeune homme.
- Qui te dit de partir à l’aventure ? Regarde !

Matai se plaça sur le seuil de la porte et ses doigts coururent gracieusement comme sur une invisible mandoline. L’eau du marais s’agita puis des filets en sortirent pour former quatre petites sphères, chacune renfermant un poisson. La jeune femme les attira jusqu’à leur hauteur et Irok approcha un panier où elle déversa le contenu.

- Voilà ! Il ne reste plus qu’à les faire griller !

Ils mangèrent en silence. Matai, n’osant questionner Irok sur ses habitudes, s’occupa avec l’eau qu’il restait dans le panier : elle la faisait virevolter autour de ses poignets et le jeune homme l’arrêta dans son geste.

- Comment comptais-tu t’y prendre pour tuer Koori ?
- Je ne sais pas exactement… j’avais imaginé déchaîner un rideau d’eau contre lui et qu’il périsse en se noyant.
- Je t’en prie… Tente ta méthode.
- Contre toi ? Répondit Matai, perplexe.
- Oui.

La fée de l’eau puisa dans ses forces pour amener suffisamment d’eau des marais et la dirigea vers Irok.
En un geste, et sans même regarder l’attaque, il gela l’eau qui venait à lui et le rideau se transforma en un bloc de glace avant de retomber lourdement sur le sol.

- Tu ne peux pas attaquer Koori avec l’eau. Il aura forcément l’avantage sur toi…
- Tu me proposes de l’attaquer avec des armes ? S’inquiéta Matai, déçue par son échec.
- Non, avec ton élément, mais il te faudra te concentrer sur un aspect particulier.
- C'est-à-dire ?
- Je ne saurai t’expliquer les faits scientifiquement… mais disons que l’eau et tout fluide est assez simple à geler : l’eau forme un tout compact, et la cible est grande. En revanche, la vapeur, du fait qu’il s’agisse de petites particules d’eau, mon pouvoir et celui de Koori est presque impuissant pour pouvoir se concentrer sur toutes les particules éparpillées qui arrivent à nous.
- Tu me conseilles d’attaquer avec de la vapeur ? Mais je ne sais même pas créer de vapeur… Je ne peux qu’utiliser et mouvoir l’eau existante, je suis incapable d’en changer l’état ! S’alarma la jeune femme.
- Certes, c’est pourquoi il te faudra attaquer Koori dans la salle des machines. Là-bas tu y trouveras l’eau que les ouvriers puisent dans les douves et qu’ils transforment en vapeur pour alimenter leur machine en chaleur. Tu dois apprendre à gérer ces particules et c’est grâce à la pression que tu assigneras à la vapeur que tu pourras combattre Koori.
- Je ne sais pas…
- Essayons, lui proposa Irok afin d’effacer tout doute du visage de la jeune femme.
- Maintenant ?
- Il vaut mieux ne pas perdre de temps. Les soldats de Koori pourraient intervenir à tout moment et je veux que tu sois prête si cela devait arriver.

Matai acquiesça et ils s’affairèrent à faire bouillir de l’eau pour générer de la vapeur, puis ils se concentrèrent une partie de la soirée à gérer la pression sur une petite cible.
La jeune femme s’écroula de fatigue sur les sacs de jute alors qu’elle venait de réussir à diriger un jet de pression assez puissant pour renverser la cible. Irok lui proposa de s’arrêter là pour la soirée et il s’installa à côté de la porte, laissant Matai à sa couche.

- Je pense qu’il est plus judicieux que tu prennes le premier tour de garde. C’est à peine si j’ai la force de me lever… Le prévint Matai.
- Je comptais veiller toute la nuit.
- Mais… Il faut te reposer ! S’indigna la jeune femme.
- Je n’ai pas besoin de beaucoup de repos. Toi en revanche, il faut que tu sois en forme demain pour reprendre l’entraînement.

Matai laissa flotter un moment de silence et décida de se lancer.

- Irok… Ca te dérange si l’on parle un peu ?
- Je t’écoute.
- Je voulais savoir… je voulais savoir pourquoi tu étais si détaché. Tu es à la limite de considérer ta vie comme insignifiante.
- C’est parce qu’elle l’est. Je n’ai ni famille, ni ami… Je n’ai jamais eu à agir pour quelqu’un d’autre que moi-même, alors on se sent peu à peu inutile…
- C’est la solitude qui a forgé ton caractère…
- Je pense que oui.
- Et est-ce que ma présence t’indispose ?
- Non, mais…

Irok se tut. Il semblait chercher ses mots. Matai percevait dans ses yeux qu’il avait souffert et qu’il se sentait coupable… Son regard, si transparent, exprimait ce qu’il ne pouvait dire à voix haute et Matai put lire en son cœur.

Mais tu n’as pas l’habitude d’avoir une présence à tes côtés. Tu cherches à la fois la tranquilité et donner un sens à tes actions, répondit Matai à sa place en lui laissant le temps de s’imprégner de ses paroles. Je te remercie… Je te remercie de m’accorder ta confiance et de m’aider dans ma démarche. Je ne voudrai pas être un poids pour toi, donc je comprendrai si tu veux partir un jour, mais ta présence me réconforte vraiment…

Irok parut quelque peu réservé à l’annonce de Matai, mais il acquiesça et son regard s’apaisa. Matai ne tarda pas à s’endormir et Irok resta à veiller toute la nuit, alternant la surveillance entre l’extérieur et la jeune femme. Lorsqu’il remarqua que celle-ci tremblait, il défit l’étoffe qu’il portait autour des épaules et la lui recouvrit en faisant bien attention de ne pas la toucher et lui éviter un contact glacial avec sa peau.

~*~

A l’aube, alors que les rayons du soleil avaient du mal à percer la couche de nuages, Deriba s’était levée sans bruit, avait ajusté sa tunique et laissé à terre la toge d’Oniwa. Elle se dirigea tout aussi discrètement auprès des chevaux et attela le destrier noir du capitaine en veillant bien à ne pas réveiller les soldats.

- Eh bien, eh bien… On s’en va ?
- Exactement, répondit Deriba sans se soucier de son interlocuteur. Merci d’avoir veillé sur moi, mon Roi, mais je dois reprendre ma route.
- Pour aller où ?
- Là où je me sentirai libre de toute action.
- Comme vous voudrez, mais je ne puis vous laisser emmener ce destrier qui appartient à l’un de mes gardes.
- Alors laissez-moi votre cheval, lui fit-elle remarquer avec un ton frisant l’insolence.
- Je ne donne pas mes bêtes aux citoyens qui me font défaut, répondit Oniwa, amusé en se dirigeant vers son cheval. En revanche, je sais récompenser ceux qui me vouent loyauté et…
- Je ne vous appartiens pas et je ne serai plus l’esclave de qui que ce soit ! J’ai gagné ma liberté au prix de ma vie ! Lui répondit fermement Deriba sans s’excuser outre mesure pour avoir coupé la parole.
- En trichant quelque peu et malmenant les règles du jeu…
- Ce ne sont pas les règles de votre jeu, ni même vous ou une quelconque personne qui peut définir le statut d’un être humain. Je dispose de ma vie comme je l’entends !
- Je n’allais pas à cette encontre. A vrai dire, j’aurai mauvaise conscience à vous laisser partir… nous sommes aux frontières du royaume de Kurao et si celle-ci n’a pas encore repéré notre présence, ce n’est qu’une question de temps avant que ses sbires ne nous localisent aux frontières. Restez à mes côtés le temps de traverser la vallée, et passé ce danger, vous serez libre de partir et de vous installer où bon vous semble.

Deriba sembla perplexe de tant de sollicitude de la part du roi. Elle n’avait rien à lui offrir alors que lui semblait vouloir la protéger à tout prix, et ce depuis qu’il l’avait vu combattre, elle, une femme à la peau mate. Elle avait arrêté son geste et regardait le monarque qui se tenait devant elle, patient.
Ce roi ne l’intimidait pas malgré sa stature imposante. Paradoxalement, son air, qui pouvait être menaçant, était rassurant. Elle se sentait irrésistiblement attirée par la confiance qui émanait de lui.
Alors, elle abaissa ses mains, acquiesça silencieusement et vint se placer à côté du cheval d’Oniwa.
Le roi l’aida à grimper sur sa monture puis il la monta à son tour pour se placer devant, prit les rênes et se dirigea vers le camp où ses soldats attendaient d’être réveillés.

~*~

Il fallait quatre jours pour traverser tranquillement la vallée d’Ookami. Trois en ne se reposant que la nuit. La première journée, la traversée avait été sans encombres et les chevaux infatigables répondaient bien à l’exercice.
La troupe d’Oniwa était optimiste pour le restant du voyage à parcourir, mais ils avaient pensé trop vite car à la fin d’après-midi de la deuxième journée, un mur d’ombres menaçantes glissait à toute vitesse vers eux.
Les chevaux s’étaient mis à hennir et à regimber, piaffant sur place, incapables d’avancer. Oniwa ordonna alors à ses hommes de prendre position en carré afin de préparer la charge qu’ils allaient recevoir.
Deriba avait sauté de la monture et avait dégainé une épée du traineau afin de se tenir prête elle aussi.
Les créatures arrivèrent vite sur les soldats et balayèrent leur défense. Bien qu’elles fussent fortes, leur agilité était à déplorer et c’est sur ce point faible que la garde d’Oniwa tablait. Se mouvant sans cesse afin d’échapper à ligne d’attaque des opposants, ils arrivèrent à bout d’une grande majorité d’entre eux.
Deriba venait de repousser le dernier qui avait fondu sur elle lorsqu’elle sentit une pointe métallique lui griffer le dos. Alors qu’elle se retournait pour frapper son ennemi, elle ne vit que le capitaine Jebli, un sourire mauvais aux lèvres.
Puis les monstres arrêtèrent leurs attaques et se redressèrent. Quelques soldats en profitèrent pour asséner un dernier coup à leur adversaire, mais ceux qui n’avaient pas eu ce réflexe virent les créatures se précipiter vers une cible particulière… Deriba.
La jeune femme comprit aussitôt que l’odeur de son sang les excitait et qu’ils ne feraient qu’une bouchée si elle commettait la moindre inattention.

- QU’ON LUI VIENNE EN AIDE !! Hurla Oniwa à l’adresse de ses soldats.

Le roi vit ses soldats hésiter, regardant alternativement le capitaine et la jeune femme et en voyant la lame recouverte de sang rouge humain, mêlé au sang noir des monstres, il comprit. Il se précipita sur les sbires de Kurao et en terrassa trois par la seule force de ses mains, puis il s’empara de l’épée d’un soldat et la planta dans la poitrine de son capitaine.

Ses subalternes ne purent que saisir la surprise dans son regard avant que les monstres ne se jetassent sur lui.

- Peut-être le sauverez-vous lui… Fit Oniwa avec dégoût.

De cette bataille, Deriba ne garda que la mince entaille du capitaine Jebli dans son dos mais son cœur avait changé : sa volonté de justice venait d’être soulagée et quelque chose de plus profond s’était créé, comme une attache sincère et non forcée à celui qui l’avait vengée. Serait-ce là de la loyauté ?
Deriba s’était tournée vers la troupe qui n’avait pu sauver à temps le capitaine des crocs des monstres et les aida à creuser une tombe pour Jebli. Les créatures étaient toutes exterminées mais il fallait faire vite avant que d’autres ne viennent découvrir l’impudence des voyageurs qui s’étaient permis de fouler les terres de Kurao sans s’annoncer et sans permission.
Les soldats regardaient patiemment leur roi qui s’avançait avec la monture du capitaine. Oniwa s’arrêta à la hauteur de la jeune femme et lui tendit les rennes.

- Ce cheval est vôtre désormais… Vous êtes libre de chevaucher où bon vous semble, nous ne chercherons pas à vous entraver et je vous prie d’accepter mes excuses pour la manière dont le capitaine vous a traitée. Je vous conseille de quitter le plus vite possible la vallée vers l’ouest afin que les démons de Kurao ne soient pas plus attirés par votre sang…

Deriba fit glisser les rennes dans sa main en se redressant et s’adressa avec une hésitation nouvelle envers son roi.

- Vous… vous m’aviez dit qu’il était préférable de traverser au plus vite le territoire de Kurao…
- C’est exact.
- Eh bien… Ne connaissant pas cette vallée, cela vous dérangerait-il que je continue la traversée avec vous ?
- J’en serai ravi, lui répondit Oniwa avec un sourire doux. Messieurs, nous reprenons notre route. Nous devrions arriver à destination avant la fin du mois si les conditions sont bonnes. J’espère que personne n’est contre le fait que Dame Deriba nous accompagne et qu’elle chevauche à mes côtés !

La troupe lança un cri de guerre, signifiant leur accord et s’engagèrent sur leur monture.

- Le capitaine Jebli était un homme courageux mais trop avide de pouvoir et sans aucun principe. Sa place ne sera pas occupée pour le moment, j’attends de voir quel serait l’homme le plus approprié pour lui proposer ce poste.

Puis ils s’en furent au triple galop afin de gagner la jungle d’Hebi au plus tôt.

~*~

Matai s’entraîna les semaines qui suivirent et elle réussit à dérider quelque peu le jeune homme qui échangeait maintenant plus facilement sur son passé.
Elle n’apprit pas grand-chose de plus, mais il revenait souvent sur son expérience lorsqu’il souhaitait illustrer ce qu’il avançait.
Plus le temps passait et plus la présence d’Irok était indispensable à Matai. Derrière sa carapace de glace se cachait un cœur tendre qui avait autant souffert, sinon plus, qu’elle. Inébranlable, protecteur, mature, Irok était un pilier sur lequel elle pouvait se reposer sans qu’il lui demande quoi que ce soit en retour.
La douleur qu’elle portait en son cœur s’estompait à mesure qu’elle apprenait à connaître son sauveur. Elle se sentit presque honteuse lorsqu’elle perçut que le vide qui était apparu à la mort de Jolan se remplissait d’une douce chaleur et que son envie de vengeance était moins présente.

- Matai, tu ne te concentres pas suffisamment…
- Pardonne-moi ! Je… je pensais à autre chose.
- Alors on va compliquer l’exercice. Tu devras réussir à toucher les cibles tout en tenant une conversation avec moi.
- Bien… Alors, voyons… Lorsque nous sommes allés au château il y a deux jours, tu m’as dit que je devais agir à la salle des machines. En dehors de la présence de la vapeur, pourquoi se manifester là-bas alors que je veux atteindre Koori ? Demanda Matai en chassant sa première cible.

Quelques jours auparavant, ils s’étaient effectivement rendus au château recouverts d’amples vêtements qu’ils avaient trouvé dans la chaumière, afin de se faire passer pour des paysans apportant leur dîme.

- Entrer dans la cour n’est pas un obstacle, mais arriver au seigneur Koori est beaucoup plus difficile : les soldats tiennent la garde par deux à chaque porte.
- Cela dit, deux soldats gardaient la porte que tu m’as montrée, répondit Matai en touchant la deuxième cible.
- Oui, mais il ne s’agit que de la salle des machines. Les sentinelles ne cherchent pas à protéger les ouvriers, mais à s’assurer que ceux-ci fassent bien leur travail. Ils seront plus faciles à neutraliser.
- Mais s’ils sont neutralisés facilement, ils ne pourront pas donner l’alerte et cela ne servirait à rien.
- Les ouvriers se chargeront de donner l’alerte et les soldats rappliqueront. Toi tu seras déjà prête et tu pourras les repousser avec l’eau et la vapeur. Cela ne sera qu’une question de temps avant qu’un soldat ne prévienne Koori pour qu’il punisse l’élément perturbateur. Il te faudra tenir jusque là.
- Je vois. Je pense y arriver…

Il ne restait que deux cibles à Matai et celle-ci avait réussi à chaque coup à les détruire avec précision grâce à la vapeur qui sortait du chaudron.

- C’est incroyable la connaissance du château que tu as. Est-ce que c’est parce qu’ils t’emmenaient en dehors de ta cellule ? Oh, je dis ça parce que j’ai remarqué que parfois en me réveillant dans ma cellule, tu étais absent alors que j’étais persuadée d’avoir ressenti une présence à mes côtés.

La dernière cible venait de tomber. Irok s’en approcha et ramassa les quelques bouts de la marmite en fonte qui n’avait pas supporté la pression et contempla les débris désormais fragiles comme du verre. Il se tourna alors vers la jeune femme qu’il avait entraîné ces dernières semaines. Il est temps…

- Matai, demain je partirai.
- Pour aller où ?
- Regagner ma contrée.
- Mais… mais tu reviendras, n’est-ce pas ?
- … Non, je n’ai plus rien à t’apprendre, répondit Irok après avoir laissé un silence pesant s’installer. Tu es prête désormais, tu peux accomplir ta vengeance avant qu’elle ne passe au second plan.

Matai sentit sa poitrine se comprimer à mesure que les mots prenaient un sens. Sa tête lui tournait et elle dut s’asseoir pour retrouver son calme.

- C’est déjà le cas, n’est-ce pas ? Reprit Irok.
- La vengeance n’a… ça n’a jamais été l’objectif de ma vie. Irok, j’ai tellement à apprendre de toi, je ne me sens pas prête !
- Matai, tant que la vengeance reste au stade de l’idée, tu vivras avec un poids, avec de la culpabilité, avec une impression d’inachèvement. Cela te minera petit à petit et ce sentiment est néfaste. Il te faut t’en débarrasser au plus vite. Il t’est maintenant possible de réaliser la promesse que tu t’es faite à la mort de Jolan.
- Mais sans toi, ça n’a plus de sens…
- Je ne dois pas être une excuse pour que tu ne l’accomplisses pas et je ne dois pas être celui qui te rappellera ces souvenirs. Tu dois commencer une nouvelle vie sans les chaînes qui te lient à ton passé.
- Attends… attends au moins que nous l’ayons tué et tu partiras… s’il te plaît…
- Je… je ne veux pas porter de coup à Koori. Je ne cherche pas la vengeance, peut-être par peur, peut-être par lâcheté et je ne veux pas te voler ce que tu as ici, murmura-t-il en s’agenouillant et posant la main sur le cœur de Matai.
- Je n’y arriverai pas seule…
- Tu y arriveras beaucoup mieux car tu seras concentrée sur ta cible. Tu ne te soucieras pas de ton environnement. Tu pourras libérer toute cette haine contre lui et en sortir sereine.
-
Tu dis ça comme s’il était certain que je remporte cette bataille…

Matai baissa la tête et évita le regard d’Irok. Elle ne pouvait pas l’empêcher de partir car ce fut toujours elle qui lui avait demandé à ce qu’il ne s’implique pas dans ses soucis. Et maintenant, égoïstement, elle voulait qu’il reste sans s’inquiéter de ses obligations.
La déception avait miné son entrain premier et elle se sentit lasse. Petit à petit elle assimilait les sentiments des humains que les années apportaient et souhaita tout à coup revenir en ces temps d’insouciance féérique. Mais quoiqu’elle fît, le constat restait le même : pour arriver à nouveau à cet âge d’or, il fallait chasser les gardiens.

- Il se fait tard, ajouta Irok. Tu devrais te reposer.

Le jeune homme aida Matai à se relever et la guida à l’intérieur de la chaumière. Il l’aida à s’installer sur sa couche de fortune puis il se cala dans son coin habituel.

- Irok… Irok ?
- Je suis là.
- Reste près de moi ce soir… Plaida-t-elle faiblement.
- Je veillerai sur toi, je te le promets.
- Mais tu es si loin…

Irok se leva et s’approcha près de la jeune femme qui s’était redressée sur sa couche. Elle lui prit la main et laissa son cœur gonflé de tristesse se confier.

- Je sais que tu ne peux rester à mes côtés lors de la bataille avec Koori, mais… mais je voudrai que pour cette nuit… dors avec moi, s’il te plaît, j’en ai besoin.

Irok garda la main tiède de Matai dans la sienne et s’adossa au mur près des sacs de jute. Il exerça une faible pression sur sa main pour acquiescer, comme lorsqu’ils communiquaient lors de leur échappée, puis il ceignit les bras autour des épaules de la jeune femme. La fée inconsolable vint enfouir sa tête dans la poitrine d’Irok pour y cacher les larmes chaudes qui coulaient et se refroidissaient à mesure qu’elles entraient en contact avec le torse froid de son ami.
Puis la respiration régulière et apaisante d’Irok eut raison de l’accablement de Matai et celle-ci s’endormit, rassurée par ses bras protecteurs.

~*~

Lorsqu’elle s’éveilla, Matai était seule dans son lit de jute. Elle se redressa soudainement et se précipita en dehors de l’habitation.
Dehors, elle pouvait entendre les oiseaux chanter et le gargouillis des marais mais aucun bruit familier ne venait confirmer la présence d’Irok.
Il lui avait dit qu’il partait sans préciser le moment de la journée, mais se réveiller sans sa présence, sans qu’il lui ait souhaité bonne chance l’accablait terriblement. Et c’est alors qu’elle était seule, livrée à elle-même, à remuer de sombres pensées qu’elle ressentit le besoin de tout décharger.
Tout ce qu’il lui était arrivé était en partie de la faute de Koori, le renégat du peuple magique, et il allait devoir subir le courroux de la jeune femme.
Oui, Irok avait raison. Cette haine n’avait fait que somnoler et elle ressurgissait lorsque sa sensibilité atteignait ses limites. Et cette haine la rongerait de l’intérieur tant qu’elle ne s’en débarrasserait pas.

Matai se résolut à appliquer la stratégie qu’Irok avait mise en place, munie d’une jarre d’eau, la tête recouverte d’un châle pour cacher sa chevelure bleue, elle se dirigeait vers le château.
Arrivée devant la porte de la salle des machines, les gardes commencèrent à s’amuser de la présence de cette jeune femme et à peine voulurent-ils lui faire rebrousser chemin, que celle-ci leur lança l’eau de la jarre à la figure et d’un geste de la main, elle créa une bulle d’eau autour de leur tête.
Effrayés de ne pouvoir respirer, les soldats s’en furent en courant chercher de l’aide auprès de leurs confrères et donner l’alerte.

- Sortez tous d’ici, ordonna-t-elle calmement aux ouvriers qui ne se firent pas prier pour quitter les lieux.

Matai prit place près du chaudron principal d’où l’eau était continuellement déversée. Elle fit venir la vapeur à elle et n’eut pas longtemps à attendre avant de voir débarquer les premiers soldats.

- Si vous voulez vivre, ne restez pas ici. Que ceux qui ont femme et enfants restent en arrière, car pour ceux qui resteront, je n’aurai aucune pitié.

Aucun soldat ne se retira. Ils se précipitèrent tous sur Matai qui fit partir deux jets puissants de vapeur contre eux.
Les premiers touchés subirent des brûlures irrémédiables. Les suivants décidèrent d’attaquer à distance à l’aide de leurs traits et de leurs flèches, mais Matai n’avait aucun mal à éviter les lancers ou à en dévier les trajectoires grâce à la pression qu’elle maîtrisait.

- SI VOUS SOUHAITEZ EN FINIR RAPIDEMENT, APPELEZ VOTRE SEIGNEUR !! Leur hurla-t-elle.

La première ligne était restée, mais quelques soldats avaient décidé de bouger, comme approuvant la sentence de leur assaillante.
Alors que les mercenaires commençaient à montrer des signes de faiblesses, un soulagement perceptible vint se lire dans leurs yeux.

- Messieurs, reculez… Vous avez bien combattu.

Elle aurait reconnu sa voix nasillarde et altérée par le port du masque entre toutes. Le seigneur Koori venait d’entrer dans son combat et engagea celui-ci avec une simple phrase :

- Tu attendais ce jour… Et me voici.

Tout son corps se révolta et sa réaction fut spontanée : un rideau d’eau s’éleva pour venir s’écraser contre Koori, mais n’ayant pas pris le temps de le transformer en vapeur, il n’eut aucun mal à le transformer en glace avant qu’il ne l’atteigne.
Matai prit conscience de son erreur et rectifia le tir. Elle lui envoya de nombreux jets de vapeurs mais n’arrivait pas à se concentrer pleinement pour bien viser. Les premières attaques l’aidaient à se calmer et à prévenir son adversaire qu’il avait affaire à un opposant de taille, qui avait juré sa perte.

Malgré la puissance de ses attaques, l’ancien gardien ne cherchait pas à se protéger. Non seulement il évitait sans peine les attaques simples et semblait encaisser les plus ciblées, mais il ne semblait pas non plus décidé à attaquer, sous-estimant la force de la jeune femme.

- Tu ne m’estimes pas digne pour un combat ? Lança-t-elle. Bien, cela me facilite le travail ! Regarde-moi bien car c’est cette dernière image que tu emporteras en enfer.

Elle lança un jet puissant qui vint impacter son masque et le fit voler en éclat.
Koori porta les mains à son visage et lança sa première défense en créant un mur de glace avec les restes d’eau du rideau que Matai avait envoyé.
Cependant, face à la puissance des impacts que créait Matai avec la vapeur, le mur s’écroula en peu de temps.
Le sang coulait du front de Koori, recouvrant à moitié son regard et ses yeux plissés évitaient sans cesse ceux de la jeune femme

- J’AI DIT, REGARDE-MOI !

Matai fit partir deux geysers du réservoir d’eau qui vinrent encercler Koori avant de venir l’impacter dans le dos.
Le demi-dieu tomba à genoux et la pression l’obligea à redresser la tête et à ne plus détourner le regard.
Et les yeux qui se posèrent sur elle lui provoqua un effroi ineffable…

- Irok… ? Qu’est-ce que… Tu t’es fait attraper par les troupes ? Le roi t’a envoyé combattre contre moi, c’est ça, n’est-ce pas ?

Les questions se succédaient les unes aux autres, ne laissant pas à son ami le temps de répondre. Matai cherchait à se rassurer, à trouver une explication logique et acceptable à l’issue de ce combat.
Puis le silence retomba dans la salle.

- Au fond, tu sais ce qu’il en est, Matai…
- Non… S’il te plaît… Dis-moi que c’est faux…
- Ca n’aurait pas dû se passer ainsi…
- NOOOOOOON !!

Matai tomba à genoux. Son cœur qui avait pu se reconstruire grâce à Irok ne voulait pas entendre cette traîtrise et se déchirer une nouvelle fois.

- Alors tout ça… tout ce que tu m’as dit n’était que mensonge… ?
- Non. Tous les mots que je t’ai dit étaient vrai.
- Mais tu n’as jamais souffert de la prison, tu n’as jamais souffert de la solitude ! Le contredit-elle.
- J’ai vraiment ressenti toute cette solitude avant le déclin du monde magique et aujourd’hui encore, je suis seul, entouré de ceux qui m’obéissent par crainte et ceux qui m’estiment par intérêt…
- Qu’est-ce que tu cherchais à obtenir auprès de moi ? Reprit froidement Matai.
- Il est vrai qu’au début, je venais te voir pour en savoir plus sur ton origine, ton éventuel réseau, mais j’ai vu ce qu’ils te faisaient subir et j’ai ordonné à ce qu’on cesse les coups. J’ai veillé sur toi…
- Ha… Et quel veilleur ! Railla-t-elle.
- Je n’ai cessé de te regarder. J’admirais ton courage, ta beauté, et je me perdais dans cette contemplation. Je faisais toujours en sorte de partir avant que tu ne sois tirée du sommeil, mais un jour, je n’ai pu résister à l’envie de te voir éveillée.
- Tais-toi…
- Et tu ne m’as pas reconnu en tant que Koori puisque tu n’avais jamais vu mon visage, alors j’ai saisi ma chance et je me suis fait passer pour Irok. Mais j’ai vite compris le dessein de ta vengeance. Ton cœur était tellement pur que je me suis senti encore plus misérable que je ne l’étais. Jolan était…
- Ne prononce pas son nom… Le coupa faiblement Matai, se sentant coupable de ne sentir qu’une douleur atténuée à l’énonciation du prénom du jeune humain qu’elle chérissait.
- Jolan était l’homme que je t’ai pris. L’homme que tu avais choisi et je voulais réparer ma faute. En me tuant, tu aurais accompli ta vengeance et oublié Irok avec le temps.
- Je n’aurai pas oublié Irok… Je n’aurai eu cesse de le chercher.
- Je ne pensais pas que tu te serais attachée à lui. J’ai tout fait pour être le plus distant possible, pour éviter de te lier à moi…
- C’était ton regard… Tes yeux qui trahissaient la façade que tu voulais ériger.

Koori esquissa un léger sourire mais ses yeux restaient tristes et fuyants.

- Je regrette tout le mal que je t’ai causé. Je voulais simplement te savoir heureuse… Finit-il par ajouter.
- Eh bien tu as lamentablement échoué. Tu m’as causé plus de peine que de bonheur, répliqua-t-elle, amère.
- Je ne te demande pas de me pardonner, mais de finir ce que tu as entrepris.
- Je ne peux pas… je ne peux plus. Le dieu Koori n’est plus l’homme que je m’imaginais.
- Je ne suis pas un dieu, je suis mortel… et las de cette vie, de la souffrance que je suis obligé d’infliger pour exister.
- Alors si la vie t’est insupportable, ta rédemption passera à la vivre et à faire le bien malgré les pressions politiques. Quant à moi…

Matai n’eut pas le temps de terminer sa phrase car les larmes qui coulaient le long de ses joues nouaient sa gorge.

- Tu n’es pas responsable de la mort de Jolan.
- Non, mais je l’ai trahi en portant ma confiance à son assassin.
- Tu avais confiance en Irok, pas en moi.
- Mais vous êtes une seule et même personne !

- Alors tue Koori et fais revivre Irok. Mène ce pays avec lui, à visage découvert…

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