Fanfiction - Hors série
« Contes de Sélénia »

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8- La citadelle sauvage

Himeguma était revenue aux côtés de Tenshiro, rayonnante. Le jeune homme, étonné par le changement d’attitude, s’enquit de savoir ce qui lui rendait ce sourire :

- Le roi Oniwa nous a accordé notre faveur.
- Oh ? Pourtant…
- Il s’était emporté trop vite, sans avoir pris le temps de réfléchir, lui concéda Himeguma.

Bien que quelque peu surpris, Tenshiro abandonna vite ses suspicions et se laissa aller à la bonne humeur d’Himeguma.

- Alors, où allons-nous ? Reprit la jeune femme.
- Nous nous rendons tout près, entre la vallée d’Ookami et la forêt Sasori. Il nous faut éviter de traverser la vallée où Kurao se tient.
- Bien entendu, mais qui allons-nous voir ?
- Il nous faut raisonner le roi Kinzoku. A ce que j’ai pu savoir, celui-ci est à l’initiative du renversement des pouvoirs. Il ne l’a pas fait pour son compte, mais pour l’amour d’une fée.
- Oh… Il a renversé les pouvoirs par amour ?
- En quelque sorte. Ils se vouaient une grande confiance l’un pour l’autre.
- Qu’est-il advenu ? Se sont-ils revus ?
- Je ne suis pas en mesure de répondre… Des trois années passées à leurs côtés, je sais juste qu’il n’a eu de cesse de la trouver, mais peut-être Hagane a-t-elle péri lors des affrontements entre les fées et les demi-dieux…

Une expression peinée passa sur le visage d’Himeguma. Le premier sentiment de sollicitude depuis son bannissement. Sa déception, elle la plaçait sur le compte d’un amour inassouvi, d’un bouleversement majeur qui n’avait pas accompli son dessein initial.
Par ailleurs, elle remarquait qu’elle aimait la présence de Tenshiro. Même si celui-ci ne montrait aucun signe d’affection envers la jeune femme, il la respectait et lui accordait toute sa confiance. Malheureusement, par deux fois, elle l’avait trompé en lui mentant. Elle ne lui avait toujours pas avoué son don, ni même les conséquences qu’il engendrait. Elle se plaisait donc à croire que sa présence aux côtés de Tenshiro n’était pas uniquement motivée par le fait qu’elle l’ait voulu.

Ils marchèrent trois jours durant, gravirent et descendirent des monts en suivant le chemin ouest, et enfin ils gagnèrent la forêt Sasori où ils espéraient trouver Kinzoku.
A l’orée de la forêt, la température était agréable, aussi Himeguma et Tenshiro décidèrent de s’arrêter et de se confectionner un abri de fortune pour y passer la nuit. Tenshiro s’informa sur l’enfance d’Himeguma, du temps où sa mère et son père étaient encore présents pour s’occuper d’elle, ce à quoi elle répondit volontiers, avec une teinte de mélancolie dans sa voix.

- … Père et Mère étaient vraiment bons. Si mon oncle, le chef du village, n’était pas intervenu et n’avait pas insisté pour que mon père se remarie, nous aurions vécu longtemps… Je suis sûre que Ganeda, ma belle-mère, l’a empoisonné !
- Malheureusement, tout est question de politique et d’arrangements… Il y a peu de place à l’amour… La femme a qui j’étais promis a…
- Tu es marié ? L’interrompit poliment Himeguma, quelque peu alarmée.
- Non, mais mes origines faisaient que je devais vivre avec une femme qui a, disons, le même statut que moi…
- Je ne comprends pas. Tu avais une compagne ?
- Je… Ah, comment dire… C’est parce que nos pouvoirs étaient proche, et…
- Serait-ce Kurao ?
- Je… oui. Mais comme je te l’ai dit, il s’agissait plus d’un arrangement que d’un amour véritable. Quoique je pense qu’elle tenait véritablement à moi.
- Quelle drôle de façon elle a de te le montrer ! Répliqua Himeguma avec une petite moue. Je ne pense pas que mes bourreaux m’aient bannie par amour…
- Elle m’a banni car je l’avais trahie dans un premier temps et que, ne partageant pas son avis pour la reconquête du pays, elle avait peur, à juste titre, que je recommence…

Himeguma acquiesça silencieusement en regardant droit devant elle, le regard perdu dans les ténèbres de la forêt.
Tenshiro tendit le bras et caressa l’une des mèches blanches de la jeune femme pour ramener son attention. Il se surprit à être quelque peu embarrassé lorsqu’elle lui rendit un regard méfiant, et s’obligea à trouver une parade pour excuser son geste.

- Et de qui détiens-tu ces cheveux ?
- Ha ha ha, j’ignorais que mes cheveux te fascinaient tant que ça ! Comme je te l’ai dit, je n’ai aucune idée de qui je détiens cette couleur, et je n’ai pas connu mes grands-parents pour leur poser la question.

Les traits d’Himeguma se radoucirent et elle s’accorda à renouer le dialogue avec Tenshiro. Elle se rendit compte que le sentiment de jalousie qui avait émergé et ses récentes pensées démontraient qu’elle éprouvait plus que de l’amitié envers son sauveur. En même temps, c’est le premier homme que je vois depuis des années… Si ça se trouve, je…

Malheureusement, les pensées d’Himeguma ne purent aboutir car des bandits venaient de surgir et avaient neutralisé les deux jeunes gens en leur passant une cagoule au visage avant de les ligoter et de les menacer s’ils opposaient une résistante vaine.
Privée de la vue, Himeguma ne put qu’obéir, mais elle retint un maximum d’informations afin de savoir où ils les menaient.

~*~

Leur voyage s’arrêta enfin. Himeguma avait noté qu’ils n’avaient que très peu changé de direction et qu’ils avaient voyagé au sud-ouest. L’atmosphère lourde et chargée d’humidité qui régnait lui laissait à penser qu’ils étaient assez profondément enfoncés dans la forêt.
Le fait qu’ils atteignirent un abri, pouvant se comparer à une hutte, ne présentant pas un sol ferme, mais plutôt boueux et apparemment difficile d’accès, prouvait que les bandits étaient des rebelles, voire même des bannis au visage marqué d’une cicatrice faite au fer.

Himeguma et Tenshiro furent placés derrière les barreaux, chacun dans une prison ressemblant plus à une cage.
Ils n’avaient pas pu communiquer pendant le trajet sous peine d’être battus. Même lorsqu’on les installa dans leur cage, toujours les mains liées et les yeux bandés, ils attendirent d’entendre les pas s’éloigner avant de parler en même temps

- Himeguma, Tenshiro tu vas tu vas bien ?

Malgré la situation, ils ne purent s’empêcher de rire à leurs pensées et stratégie communes.

- Oui, Tenshiro, je vais bien. Je pense que nous avons été capturés par des bannis, qui ont vu en nous un moyen de récupérer de l’or, lui murmura-t-elle.
- Pourtant, nous revêtons des habits de fortune… Peut-être nous ont-ils vu quitter la loge d’Oniwa et ont cru que nous étions des personnes d’influence.
- Je ne suis pas sûre. Cela voudrait dire qu’ils nous auraient suivis sur une très longue distance avant de décider de s’attaquer à nous…
- Quoiqu’il en soit, ils ne tarderont pas à nous soumettre à la question et à un choix des plus drastiques en échange de notre vie…

Les pas se firent à nouveau entendre et les cages s’ouvrirent en même temps. Himeguma et Tenshiro furent traînés dans un dédale de boue et de ronces avant d’atteindre la pierre ferme d’un monument imposant, érigé et perdu au milieu de la nature luxuriante.
On les força à s’agenouiller, puis leur cagoule leur fut retirée.

En retrouvant la vue, Himeguma s’adapta rapidement à son environnement, et malgré l’obscurité qui régnait dans la salle aux murs bruts, elle perçut clairement la femme qui siégeait de manière impassible sur un trône de pierre.
D’une quarantaine d’année, aucune expression ne venait perturber les traits de son visage, et son regard perçant et sombre était fixé sur les deux jeunes gens qui lui avaient été ramenés.

- Amis… ou ennemis de l’Etat ? Lança-t-elle laconiquement.

Himeguma se tourna vers Tenshiro qui prit la responsabilité de répondre.

- Contre la dictature actuelle, Madame…

La femme ne montra ni soulagement, ni agacement. Elle continua son interrogatoire :

- Qu’êtes-vous venus chercher à la forêt Sasori ?
- Nous… nous passions juste… Répondit Himeguma.
- Vous mentez, je le sens… Tâchez de rester honnête si vous souhaitez sortir de mon domaine.
- Madame, comprenez que c’est notre peur qui parle et qu’elle peut déformer nos propos. Nous sommes ici afin de demander audience au roi Kinzoku.

La maîtresse des lieux plissa les yeux afin de déceler la logique que le jeune homme avançait :

- Vous vous dîtes ennemis du Royaume et demandez audience à l’un des monarques ? Expliquez-moi.
- Nous souhaitons renverser Kurao du trône et pensons que Kinzoku pourrait être à nos côtés et jouer de son influence…
- Vos auras sont puissantes, mais d’où viendrait votre légitimité à renverser le pouvoir actuel.
- Etant l’âme complémentaire de Kurao, je connais ses faiblesses…
- Ainsi, vous êtes Tenshiro… Dieu de la création qui s’est opposé au massacre des fées. Quant à vous, demoiselle, qui êtes-vous ?
- Je me nomme Himeguma, Madame.
- Et quel est ce pouvoir que je perçois ?
- Je… je n’ai aucun pouvoir…
- Vous mentez, répondit-elle sèchement.

Tenshiro fut quelque peu intrigué par les assertions de la femme qui les interrogeait. Himeguma n’ayant jamais mentionné de pouvoir particulier ou de don, il voulut la défendre un instant, mais leur interlocuteur semblait si omniscient qu’il se retint.

- Noble dame, si vous voulez que je vous réponde, je souhaiterai que vous me fassiez part de votre identité, rétorqua Himeguma en se redressant.
- Intéressant… Reprit la femme qui comprit la manœuvre d’Himeguma. Malheureusement tu ne pourras atteindre mon esprit, et c’est de ma propre volonté que je me présenterai. Estime-toi heureuse que nous soyons du même côté, car moi, Anshin, une des rares fées de l’esprit à avoir survécu au massacre, ne tolère pas que l’on me force. Soyez toutefois assurés que vous serez traités en invités de marque et que vous pouvez me parler librement. La soirée étant bien avancée, je vous conseille de vous reposer dans les appartements que je vous mets à disposition et nous pourrons parler demain de votre quête.

Himeguma se tourna avec appréhension vers Tenshiro afin de constater l’effet que la révélation d’Anshin avait produit sur lui, mais le jeune homme n’avait pas saisi la subtilité de l’échange entre les deux femmes. Celui-ci avait mis la réticence de l’ancienne fée sur le compte de son caractère présomptueux, ne souffrant l’autoritarisme d’une personne tierce.

~*~

Reposés de leurs émotions, Himeguma et Tenshiro s’en furent à la forteresse où ils s’étaient entretenus avec la fée de l’esprit, la veille.
Lorsqu’ils arrivèrent sur place, ils ne trouvèrent qu’une jeune femme, aux traits étonnement proches de ceux d’Anshin occupant le siège principal, en pleine conversation avec un rebelle. Lorsqu’elle vit les visiteurs, elle les salua chaleureusement :

- Ah, venez, approchez. Nous étions en train de définir les routes les plus sûres avec Darsh, afin que vous puissiez cheminer en toute sécurité jusqu’au domaine de Kinzoku.
- Volontiers, jeune demoiselle, cependant, pourriez-vous me dire où se trouve Dame Anshin ? Demanda Tenshiro.

La jeune femme resta un instant interdite, puis un léger sourire s’esquissa sur ses traits.

- Je suis Dame Anshin. Me voici sous ma forme réelle.
- Votre forme… réelle ? La reprit Himeguma.
- Oui, j’ai la capacité de soumettre les effets du temps sur mon organisme. Ainsi, j’use de ma forme juvénile lorsque je veux voyager – car qui oserait s’attaquer à une enfant démunie ? – D’autre part, je préfère ma forme mature lors des négociations. Ainsi, je peux tromper et influencer mes interlocuteurs.
- Ingénieux… Constata Himeguma. Et très impressionnant !
- Votre don l’est tout autant, mais méfiez-vous envers qui vous l’utilisez. Bien, avant tout, veuillez excuser mon attitude de la veille, mais j’ai tendance à évincer la diplomatie pour en venir directement aux faits.
- Aucun mal, l’excusa Tenshiro.
- Afin d’aller plus vite, vous connaissez l’histoire de Kinzoku et d’Hagane ?
- Oui, j’en ai également informé Himeguma.
- Mais peut-être ne savez-vous pas ce qu’il est advenu d’Hagane et de la fée qui lui a transmis son pouvoir…
- Effectivement, nous ne connaissons que ce qu’il est advenu de Kinzoku.
- Je vais vous donner une version parallèle, dans ce cas… Je suis la fée qui a permis à Hagane de voyager en dehors des limites autorisées de son pays, en lui prêtant mon pouvoir. Une fois que les mondes ont été fusionnés, la hiérarchie féérique a continué de gouverner pendant que la ligne de défense était debout. Elles ont donc cherché la coupable, car les supérieures savaient qu’il y avait eu une fuite. Les reines de chaque royaume se sont donc rendues dans le royaume de l’esprit afin d’y sonder la masse. C’est ainsi qu’Hagane et moi avons été inculpées puis bannies du cercle des fées pour indignité et impudence.
- Si vous permettez, quel a été votre châtiment, se risqua Himeguma.
- Le bannissement. Celui-ci nous a suffit pour nous marquer dans la chair, car cela signifie que notre sagesse est remise en question. Nous avons donc suivi notre chemin ensemble. Hisaki, la sœur d’Hagane, ayant décidé de renier ses affiliations à son royaume pour nous suivit. Il faut dire que ce bannissement a été notre sauveur, puisque grâce à cela, nous avons échappé au massacre…

Anshin marqua une pause. Son visage, las et marqué, se rapprochait de celui qu’elle avait affiché lorsqu’elle les avait reçus le premier jour.

- Toujours est-il qu’après le massacre, « le jour de la déchéance », de nombreuses fées se sont enfuies et nous en avons recueillies quelques unes Hagane et moi. Puis nous avons chacune monté un réseau dans tout le pays afin de porter secours aux fées qui se cachent.
- Et ces fées, sont-elles prêtes à se battre pour la cause qui est la nôtre ?
- Ces fées veulent voir les monarques tomber. Chonchi, une fée de l’air, est notre fée itinérante. Elle parcourt le pays avec Hien, une fée du feu et Hana, une fée des plantes en tant que saltimbanques et ménestrelles. Elles font ainsi passer un message caché, incitant les fées à se rendre à nos différents points d’attache. Notre réseau s’étoffe ainsi que notre force et notre influence, tout en agissant dans l’ombre. Mais qu’en est-il exactement de votre stratégie… ?
- De par ma position, je souhaite influencer les rois à venir dans le droit chemin, lui répondit Tenshiro. Avec leurs pouvoirs à nos côtés, nous serons capables de renverser la dictature de Kurao. Je sais que les rois les plus conciliants seront Kinzoku et Shisaku, mais…
- Shisaku ? Quelle offense vous me faites en prononçant son nom… Il est le renégat du temple de l’esprit et j’ose espérer ne jamais avoir à croiser son chemin…
- Je ne pense pas que vous le croisiez un jour. A vrai dire, ce dernier était contre le complot fomenté par Kurao et elle lui a infligé de sérieuses blessures. Depuis la montée en puissance des autres rois, on ne l’a jamais retrouvé. Le rencontrer relèverait du pur miracle et nous devons avouer que son mental nous serait d’une précieuse aide.
- Si celui-ci a pris une partie du pouvoir des fées de l’esprit et qu’il n’est pas lâche, c’est lui qui vous trouvera. En attendant, le don d’Himeguma allié à mes pouvoirs vous suffira amplement pour exercer une pression sur le mental.
- Madame, veuillez m’excuser, mais cela fait plusieurs fois que vous évoquez le don d’Himeguma. Quel est ce don exactement ? Interrogea Tenshiro en se tournant vers la jeune femme qui l’accompagnait.

Himeguma avait craint ce moment. Elle aurait voulu lui dire à un autre moment, lorsqu’elle se sentirait prête, au calme… Et non pas qu’il l’apprenne ainsi, dénoncée par une étrangère. Elle ouvrit plusieurs fois la bouche, mais Anshin ramena la conversation sur la stratégie adoptée par le jeune homme.

- Donc, vous dites avoir au moins un roi conciliant et accessible à vos côtés pour combattre à vos côtés… et encore, il n’est pas dit qu’il accède à votre requête. Que comptez-vous faire des moins complaisants ?
- Oniwa a accepté se rendre à l’île Shachi afin de convaincre Koori de se joindre à notre cause. Cela nous permettra de gagner un temps considérable si nous devons nous charger du désert du Biakko.
- Oniwa s’est rangé à vos côtés… ? Etonnante nouvelle, constata Anshin. Bien, je ne vais pas vous retarder plus longtemps, voyez avec le chef des troupes le chemin à emprunter afin que vous ne soyez pas surpris par la garde de Kurao.

Anshin se leva et d’un signe de main, elle fit venir Darsh pour qu’ils s’entretiennent directement avec lui. C’est alors qu’un rebelle, pénétra la cour, ensanglanté et tremblant de peur.

- Ma Dame… Aidez-nous !! Des monstres… des monstres ont envahi la forêt !!
- Calmez-vous ! Quelle est leur position ?
- Au nord-est… le chemin qui mène aux terres de Kurao ! Reprit ce dernier sans tenir compte de l’intimation d’Anshin.
- Et vos camarades ?
- Ils sont là-bas !!
- Bien, j’y vais…
- Ma Dame… Inntervint Darsh.
- Darsh, tu restes ici avec la garde. Je vais chercher les survivants.
- Il serait peut être plus prudent de…
- J’ai besoin de toi ici et une garde me ralentirait. Je me rendrai discrètement au chemin en m’y téléportant et vous donnerai l’état d’urgence à mon retour. Himeguma, Tenshiro, il vaudrait mieux que vous ne perdiez pas de temps et que vous partiez du secteur en longeant sur la côte ouest tout en restant protégés par la forêt comme vous le montrera Darsh.

Anshin descendit les marches et à mesure qu’elle s’éloignait, son corps rapetissait et rajeunissait, jusqu’à atteindre l’âge d’une fillette de sept ans.
Le vêtement noble qu’elle portait fut aussitôt trop grand et trop lâche. En faisant coulisser quelques bandes dans l’anneau principal, Anshin ajusta le vêtement à sa taille et attacha le surplus de telle sorte qu’elle offrait la vision d’une manante.
Un murmure enfantin se fit entendre et la petite fille disparut à la vue de ses hommes.

~*~

Anshin s’était téléportée à une demi-lieue de l’endroit où les monstres avaient été repérés. Elle tâta la dague qu’elle porta à sa cuisse et s’avança prudemment à travers les branchages.
Sa petite taille était un atout considérable : elle lui permettait de se faufiler et de se cacher dans des recoins impraticables pour un adulte, et elle pouvait jouer de l’innocence de l’enfant pour ne pas être interpellée à tort.
Elle aurait préféré être accompagnée de ses hommes de mains habiles et rusés, mais ceux-ci souffraient d’évanouissement lors du voyage et traverser la forêt à pied ralentissait considérablement les observations et leur connaissance sur l’avancée de l’ennemi.

Tout semblait calme, et pourtant, Anshin percevait le malaise : pas un bruit ne régnait. Les oiseaux s’étaient tus et les animaux s’étaient tapis dans leurs terriers.
Anshin se déplaçait aussi vite que ses petites jambes le lui permettait. Lorsqu’elle vit le cadavre de l’un de ses compagnons, elle s’immobilisa immédiatement.
Aucun charognard… Ils étaient encore présents.

~*~

- Qu’évoquait Anshin lorsqu’elle parlait de ton don ?
- Eh bien…

Cette fois, Himeguma ne pouvait se défiler et ne pouvait compter sur l’aide miraculeuse de son environnement. Tenshiro et la jeune femme longeaient la côte ouest pour parvenir au royaume de Kinzoku, respectant fidèlement le trajet tracé par Darsh. Elle réfléchissait à la façon dont elle formulerait ses propos, mais Tenshiro la coupa dans sa réflexion :

- Si tu ne veux pas me le dire, ce n’est pas grave…

Himeguma se sentit comme soulagée de sa réserve, mais lorsqu’elle se tourna vers lui pour s’excuser de ne pas être prête à se confier, elle lui trouva le visage grave voire peiné.

- Tenshiro, je… serait-ce mon silence qui t’affecte ?
- Pas tant ton silence, non. J’ai juste l’impression que tu n’as pas entièrement confiance. Je comprendrai face à ce que tu as vécu, mais…
- Non, du tout ! Je placerai ma confiance entre tes mains. C’est juste que j’ai peur de ta réaction… de ce que tu penseras de moi…
- Nous voilà tous deux à douter l’un de l’autre.
- Tenshiro, promets-moi de ne pas porter de jugement hâtif. Tout ce que j’ai fait, c’était dans la meilleure intention.

Tenshiro regarda intensément Himeguma et alors qu’elle ralentissait imperceptiblement le pas, elle se confiait avec difficultés :

- Si j’ai été bannie, c’est parce que… à cause de mon don. J’ai le don de voir mes volontés exaucées lorsque je les formule à voix haute et que je regarde mon interlocuteur dans les yeux. J’étais petite et je demandais aux enfants d’être mes compagnons de jeux, mais ils allaient trop loin lorsque je leur demandais quelque chose. Les adultes s’en sont rendus compte et m’ont condamné pour sorcellerie à la marque des bannis.
- Je vois… Et maintenant que tu as retrouvé ta vue…
- Mon don m’est revenu et j’ai tenté de l’user contre Anshin pour qu’elle nous relâche.
- Et elle s’en est rendu compte.
- Voilà.
- Depuis que tu as retrouvé la vue, aurais-tu… aurais-tu utilisé ton don sur une autre personne ?

Himeguma lui lança un regard peiné que Tenshiro évita. Elle s’empressa de s’expliquer :

- Oui, je l’ai utilisé ! Je l’ai utilisé sur toi pour que je puisse te suivre. Tu étais mon sauveur et la seule personne en qui j’ai eue confiance. Je ne voulais pas être mise de côté et je savais qu’il n’y avait aucune chance pour que tu m’acceptes à moins que tu y sois forcé, mais je n’ai en aucun cas…
- Tu ne l’as utilisé qu’une fois en dehors d’Anshin et de moi ? La coupa-t-il, sèchement.
- Je… Oui… enfin, je n’abuse pas de mon pouvoir, juste lorsque je trouve que c’est dans l’intérêt de tous…
- Oniwa a-t-il été l’une de tes cibles ?

Himeguma fut blessée par le ton que Tenshiro employait. C’était un ton inquisiteur, un reproche qui n’avait pas lieu d’être puisque son action facilitait l’avancée de la bataille contre Kurao. Certes, elle aurait dû lui en parler, mais elle hésitait – à juste titre – d’évoquer ses capacités sous peine d’être jugée à mal.

- Oui, fit-elle dans un souffle.

Tenshiro marcha longtemps sans ne rien dire, le regard noir, puis, face au désespoir d’Himeguma, il se reprit :

- Je sais que tu as agi dans la meilleure intention, mais le fait d’avoir caché tes pouvoirs me met dans une situation inconfortable.
- Je m’en excuse…
- Tu as vécu des moments difficiles et je ne porterai pas de jugements sur ta décision de ne pas dévoiler tes capacités, cela dit, t’en servir sur nos éventuels alliés relève de la manipulation et la confiance ne peut s’établir.
- Je comprends…
- Promets-moi de ne plus t’en servir lorsque nous verrons d’autres souverains, et dès que tu en auras l’occasion, relève Oniwa de son obligation.
- Je te le promets, cependant je n’ai jamais « relevé » quelqu’un de mes volontés…
- Je suis sûr que si ça va dans un sens, ça va également dans l’autre. Oniwa doit nous apporter son aide uniquement s’il le veut, lui répondit-il catégorique avant de se replonger dans un silence plus pensif que moralisateur.

~*~

Anshin avait réussi à échapper aux deux monstres. Grâce à sa facilité de téléportation, elle apparaissait derrière l’ennemi et l’affaiblissait en portant ses coups aux organes vitaux.
Alors que le deuxième monstre s’écroulait à ses pieds, Anshin se demanda s’il était judicieux de le transporter jusqu’à la citadelle rebelle afin de mieux l’examiner, mais ce faisant, elle risquait d’amener de nouveaux démons à découvrir la cachette de par leur odorat qu’elle présumait développé.

Elle fut coupée dans sa réflexion par la surprise de voir une ombre grandir à ses pieds : elle eut à peine le temps de se retourner pour en connaître l’origine qu’un homme détourna l’attention.

- PRENDS GARDE, FILLETTE !

Anshin se sentit soulevée et déportée hors du champ d’action de l’ennemi par une force invisible. Elle retomba légèrement sur le sol et de là où elle était, elle voyait nettement un jeune homme marqué par la fatigue faisant face au démon, mains levés… Serait-ce lui qui empêche le démon d’avancer ? Songeait Anshin, placée en spectatrice.
Le jeune homme fit coucher la bête après de nombreux efforts puis une fois la tête à sa portée, il la lui coupa avant de lâcher l’épée souillée de sang noir et de retomber au sol, comme épuisé par son action.

Anshin hésita. Elle avait soulevé sa dague pour tuer le jeune homme pourvu de pouvoirs surnaturels mais sa rencontre avec Himeguma lui rappela que des humains pouvaient avoir des dons. De plus, ce dernier l’avait protégée contre les monstres de l’empire, et il pouvait être un rebelle issu d’une autre faction. Que faire… ?
La petite fille décida de le laisser là et de se renseigner auprès de Darsh sur l’existence éventuelle de groupes contre l’empire et leurs agissements.

Un rugissement lointain lui fit revoir son jugement. Si elle laissait le jeune homme inconscient sur place, celui-ci aurait tôt fait de se faire dévorer à l’image de ses camarades.
Le fait qu’il fut inconscient était à la fois un avantage et un inconvénient : elle ne dévoilerait pas sa véritable forme ou ses capacités lorsqu’elle le transporterait par téléportation et elle pourrait l’interroger sur ses agissements, l’inconvénient majeur étant celui de dévoiler à un nouvel individu leur formation.

Elle se téléporta alors et apparut à la salle principale où elle appela son conseiller le plus proche.

- Darsh ?
- Ma Dame.
- Prenez en charge cet homme. Soignez ses blessures, veillez à ce qu’il ne manque de rien, mais installez-le dans la cellule des prisonniers et prévenez-moi dès qu’il s’éveille.
- Bien.
- Quant à nos compagnons… ils n’ont pas survécu. Je ramènerai leur corps au camp demain et nous les enterrerons comme il se doit.

Une expression peinée passa sur le visage de Darsh qui s’empressa de retrouver une attitude de circonstance : les émotions ne devaient pas transparaître ici à la citadelle où régnait la dame de l’esprit.

- Vous n’avez pas à contenir votre peine… Le soutint-elle d’une voix compatissante qui contrastait avec le timbre enfantin que sa forme empruntait.

Puis Anshin regagna ses appartements, dénoua le nœud de son anneau et retrouva sa forme originelle, avant de s’écrouler de fatigue sur son lit.

~*~

Lorsqu’elle s’éveilla, Anshin surprit la nuit bien avancée dont la fraîcheur venait se déverser sur sa peau nue et contractait ses muscles transis par le froid. A ce qu’elle pouvait en déduire, elle venait de dormir au moins cinq heures et personne ne l’avait avertie de l’état du prisonnier.
La jeune femme revêtit une robe large et chaude et traversa les salles à pas vifs, obligeant les gardes de nuit à retrouver une position attentive.

Lorsqu’elle arriva devant la cellule, le garde à moitié endormi bafouilla une excuse dont Anshin ne se soucia guère puis elle se plaça devant la grille afin d’apercevoir le jeune homme.
Celui-ci dormait toujours profondément mais tous ses muscles semblaient contractés. Quelque chose ne va pas…

- A-t-il eu le sommeil agité ?
- N… non, Ma Dame, il a dormi à poings fermés même lorsque nous l’avons déplacé après votre téléportation.
- Ouvrez la cellule.

Le garde s’exécuta sans manifester sa réticence au fait d’entrer dans la cellule d’un étranger, puis Anshin s’avança jusqu’à la couche avec calme et précaution.
Elle regarda les traits du jeune inconnu qu’elle n’avait pas pu dévisager et elle lui devina un sang noble et racé. Bien, voyons ce qui te retient captif…
La Dame de l’esprit posa une main sur le front du jeune homme afin de sonder superficiellement les images de son subconscient mais elle fut étonnée de rencontrer une résistance. Celle-ci ne se manifestait pas comme une barrière de l’esprit que les fées avaient pour habitude de créer pour préserver leur intimité, mais comme un bourdonnement incessant qui l’empêchait de distinguer quoi que ce soit. Elle ne chercha pas à forcer son observation, craignant que l’inconnu ne le supporte pas, et donna ses consignes au garde :

- S’il ne s’éveille pas demain à l’aube, réveillez-le de force.

~*~

Anshin ne s’était pas reposée. Elle attendait toujours qu’une sentinelle l’avertisse de l’arrivée des démons, ou qu’un garde lui prévienne de l’éveil du prisonnier… mais cela n’arriva jamais.
Lorsque le soleil fut assez haut à son goût, elle s’en fut à la cellule pour ordonner aux gardes de réveiller le jeune homme, mais ceux-ci s’excusèrent de l’échec de leur entreprise : le prisonnier ne se réveillait pas malgré les appels, malgré les secousses, et malgré l’eau jetée à sa figure.

Anshin se résigna donc à pénétrer l’esprit du jeune homme et de le forcer à se lever, mais à peine eut-elle réussi à passer le bourdonnement que le prisonnier s’éveilla et attrapa la main e la jeune femme tout en la fixant intensément. Anshin ne cilla pas et le jeune homme relâcha la pression de lui-même.

- Vous avez bien grandi, fillette… Aurai-je dormi si longtemps ?
- Qui êtes-vous ? Souffla-t-elle sans laisser la surprise traverser son visage.
- Je crains que vous ne le sachiez déjà…
- Je veux vous l’entendre dire, répliqua-t-elle, agacée par ses réponses sibyllines qu’elle ne pouvait percer.
- Je suis Shisaku, l’ancien gardien de l’esprit. Je ne vous veux aucun mal et n’œuvre pas pour l’empire, cependant il serait de votre intérêt de me laisser partir de votre repère car Kurao risquerait de vous retrouver par l’intermédiaire de…

Le feu de la colère irradiait les prunelles d’Anshin. Elle se leva lentement et éclata d’un rire sonore, coupant l’homélie de Shisaku.

- Après tant d’années… Maintenant que je vous ai sous la main, ne croyez pas que je vais vous laisser partir !

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