Fanfiction - Hors série
« Contes de Sélénia »

1- 2- 3- 4- 5- 6- 7- 8- 9- 10- 11- 12- 13- 14- 15

2- Innocence

Le village Komatsu, au pied des montagnes Kuma était en liesse : Himeguma venait d’accomplir sa septième année en plein mois de juin, et son père, Arian, avait convié l’ensemble du village à fêter cet âge symbolique.
En soi, Himeguma, fille du frère de Mura, le chef du village, n’était pas une personnalité de grande importance au village, mais ses cheveux blancs avaient toujours intrigué, et beaucoup se demandaient si la petite fille n’était pas vouée à un destin incroyable. Aussi, à l’âge de raison, son père décida de bon cœur de réserver une fête de taille à sa fille chérie, d’autant qu’il sentait ses forces le quitter peu à peu depuis qu’une angine mal soignée l’avait gagné pendant l’hiver humide et froid qu’ils eurent l’an passé. Mais cela, il le cachait à sa fille et à sa femme, Ganeda, qui, il le savait, n’hésiterait pas à presser sa fin.
Ganeda n’était pas la mère d’Himeguma. Conseillé par son frère Mura, il accepta de prendre la fille du chef du village voisin pour épouse à la mort de sa première femme, afin de calmer les rivalités entre les deux clans, mais tout n’allait pas au beau fixe entre les deux époux, d’autant que Ganeda ne donnait aucun signe de fertilité.

Himeguma avait une popularité grandissante auprès de la gent masculine : ceux-ci espéraient tous un jour devenir son bien-aimé, et tous s’activaient à rendre heureuse la petite fille. Ce qui déplaisait fortement aux autres filles du village, avec qui Himeguma gagnait difficilement leur amitié.
Ce étant, Himeguma jouait souvent seule, car malgré sa beauté, les garçons ne s’abaissaient pas aux jeux de filles et préféraient largement remporter des batailles imaginaires avec leurs congénères.
Aussi, à son anniversaire, lorsque son père demanda à Himeguma quel cadeau lui ferait le plus plaisir, celle-ci répondit le plus sincèrement :

- J’aimerai que tout ce beau monde qui est assis à cette table puisse jouer avec moi !
- Eh bien ma foi… Chers enfants, pouvez-vous accéder à cette simple requête ?

Face à la demande d’Arian, les enfants se levèrent, mais leur entrain ne les accompagnait pas. Alors Himeguma se sentit bien triste lorsqu’elle lut les mines contrariées sur les visages de ses camarades, et elle se promit qu’un jour, ils n’afficheraient plus cette humeur lorsqu’elle leur demanderait un quelconque service.

~*~

Mais sa détermination prit bientôt une place moins importante dans l’ordre de ses préoccupations. Lorsque son père se trouva malade à n’en plus pouvoir se lever, Himeguma avait tout fait pour l’aider à se rétablir… en vain. Arian avait abandonné toute force en septembre de la même année.

Et la petite fille se retrouva livrée à elle-même lorsque son père rendit son dernier souffle.

Certes, quelques personnes l’entouraient, mais il s’agissait avant tout des serviteurs de Ganeda qui avaient pour ordre de ne pas parler à la petite fille. Quant à Himeguma, celle-ci ne pouvait plus sortir. Elle devait servir sa belle-mère et s’occuper de la maison pendant que les serviteurs s’occupaient des courses du logis.
Himeguma était épuisée par les nombreuses corvées que lui assignait Ganeda, mais ne se plaignait que très rarement, car les rares fois où elle ouvrait la bouche, Ganeda la punissait en lui donnant des tâches supplémentaires, retardant d’autant plus son heure du coucher, et parfois même, la privait de souper.
Car la petite fille le savait bien : la voir souffrir constituait l’unique plaisir sapide de sa belle-mère, et elle essayait, du mieux qu’elle pouvait, de ne pas lui laisser l’occasion de se délecter du spectacle.

Alors qu’Himeguma se chargeait de vider la volaille pour le repas du soir, le couteau qu’elle tenait s’enfonça profondément dans sa chair et le sang perla avec intensité.
La petite fille lâcha son couteau et courut au bassin d’eau près de l’étable afin d’y nettoyer sa plaie, mais elle rencontra Ganeda sur le chemin, et sa belle-mère ne fut pas de son avis…

- Qu’est-ce que tu fais là ?! Et l’oie va se vider toute seule ? Rentre à la cuisine immédiatement ! Aboya sa belle-mère en lui agrippant le poignet.
- Mais, Ganeda, je me suis blessée et je voulais…
- Que m’importe que tu te sois blessée ! Je veux que tu retournes à la cuisine préparer l’oie pour mes hôtes !
- Et moi, je veux que tu me laisses tranquille ! Répliqua Himeguma avec hargne, en la fixant droit dans les yeux.

Ce fut la première fois qu’Himeguma osait contester un ordre. Sa blessure y était pour beaucoup car la petite fille tournait facilement de l’œil à la vue du sang, et la colère lui était montée lorsqu’elle imagina ne pas pouvoir panser sa blessure.
Cependant, ce qui l’étonna le plus, fut l’absence de remontrances ou de corrections de la part de Ganeda. La marâtre accusa le coup, desserra son étreinte et laissa Himeguma en paix.

Tremblant encore sous le coup de la colère et de la peur, Himeguma en oublia presque sa blessure tant la réaction de sa belle-mère était inhabituelle. Lorsqu’elle sentit à nouveau un élancement dans sa main, elle se précipita à l’abreuvoir en essayant de ne pas penser à la correction qu’elle recevrait en rentrant. Ganeda devait sûrement lui réserver un sort plus cruel que les punitions habituelles et Himeguma commençait à craindre le retour à la maison : elle aurait préféré recevoir une sanction violente dans l’immédiat plutôt qu’à un moment où elle ne s’y attendrait pas.

Elle revint discrètement à la cuisine pour s’acquitter de sa tâche et Ganeda traversa également la salle sans s’occuper de la petite fille à l’ouvrage.
Himeguma avait alors cessé de respirer et concentra son attention sur le mouvement de la maîtresse de maison, mais là encore, rien ne se produisit.
Elle se dépêcha de terminer et s’enferma dans sa chambre. Ganeda l’appellerait bien à un moment ou à un autre pour réaliser d’autres corvées ménagères… Cependant, elle se trompait. Ganeda ne vint jamais la chercher.

Les jours passant, Himeguma se rendit compte du changement de comportement de sa belle-mère : celle-ci ne s’adressait plus à la petite fille ni ne l’obligeait à faire quoi que ce soit. Elle était indifférente à la présence d’Himeguma et agissait en parfaite étrangère. A ses yeux, Himeguma se sentait aussi toléré qu’un chat : elle pouvait disposer de la maison sans qu’on l’importune, mais elle devait subvenir à ses besoins alimentaires seule car, ne faisant plus la cuisine, les domestiques, qui avaient récupéré cette charge, ne servaient que Ganeda.

Au bout d’une semaine, satisfaite de cette situation, Himeguma décida de s’octroyer quelques libertés. Elle souhaitait désormais traverser les limites de la maisonnée pour rejoindre le village.

Le simple fait de voir le village se rapprocher comblait de joie le cœur de la petite fille. Ce ne fut qu’à ce moment que le nœud qu’elle avait au ventre se délia. Elle s’en alla le pas léger au marché où elle put de nouveau humer les odeurs familières du mélange des épices, du pain levé, des fruits frais, pleins et murs que les derniers rayons du soleil faisaient exsuder.

- Tiens, bonjour princesse, ça fait un moment que nous ne t’avions pas vue !

Himeguma se tourna, joyeuse, face au père d’Engo, l’un des prétendants de la petite fille.

- Je vous remercie, Monsieur, je m’occupais de la maison depuis…
- Oui bien sûr… Tiens, si tu cherches Engo, celui-ci se trouve près des portes du village, sûrement à parier sur un combat de coq !

Himeguma, qui avait perdu de son éclat au souvenir de son père, retrouva le sourire à cette annonce et se mit à la recherche d’Engo, qu’elle trouva sans mal, comme son père l’avait dit, à s’affairer autour d’un ring improvisé.

- Engo !
- Ah ! Himeguma… Euh, ça va ?
- Oui et toi? Alors, ce combat, je peux jouer aussi ?
- Euh, attends, on est un peu occupés là… Et puis c’est pas un jeu pour les filles, c’est pas très intére…
- Mais… je veux y jouer…
- Très bien…

Engo lui laissa la place et lui donna même ses mises, des friandises au miel. Bien entendu, Himeguma perdit tout, mais Engo ne lui en tint pas rigueur. Et c’est alors qu’Himeguma lui demanda de jouer à la recherche des plantes médicinales et il accepta. Il accepta tout ce qu’Himeguma souhaitait faire, si bien qu’il s’attira les moqueries des autres garçons du village, mais cela ne le défit pas de la fidélité nouvelle qu’il portait à la petite fille, et bien que son visage n’exprimait aucune expression, il ne semblait nullement peiné par les quolibets.

~*~

Cela faisait quinze jours qu’Himeguma allait et venait au village. Elle était entourée de nombreux camarades de jeu qui la suivaient et répondaient favorablement à ses nombreuses demandes.
Les parents de ces enfants eurent tôt fait de remarquer que leurs bambins agissaient étrangement, frêles ombres apathiques, ne pouvant agir que sous la coupe d’Himeguma. Ils commencèrent à sentir le danger lorsqu’ils observèrent leurs enfants réagissant au moindre souhait d’Himeguma.
Ses souhaits étaient certes innocents, mais ils devenaient vite impérieux lorsqu’elle leur demandait d’aller lui cherchait certaines choses et qu’elle se permettait de les réprimander lorsqu’ils ne les trouvaient pas.
Alors ils décidèrent de partager leurs inquiétudes, et beaucoup de parents trouvèrent leurs craintes fondées aux dires de leurs connaissances…

Ganeda ne fut nullement surprise aux diverses plaintes des villageois. Celle-ci les écoutait sans grand intérêt, et lorsqu’un homme menaça de punir sa fille adoptive, elle se contenta d’acquiescer :

- Que voulez-vous que ça me fasse… Faites ce que bon vous semble.
- Mais c’est à vous qu’il en revient de la corriger ! Rétorqua un père de famille.
- Non. Je n’ai aucune emprise sur cette fille et ne je ne veux pas avoir à me mêler de ses affaires.
- Cette fille est l’œuvre du démon, il faut la tuer ! S’emporta une mère, qui fut soutenue par beaucoup d’autres femmes.
- Que… que pensez-vous si nous la bannissions du village ? Repris l’interlocuteur principal de Ganeda, tentant de raisonner les femmes.
- Comme je vous l’ai dit précédemment, cette fille n’est pas la mienne, peu m’importe ce que vous ferez d’elle…

~*~

Alors qu’Himeguma était le centre d’attention de ses amis, une foule de parents s’approcha du cercle des enfants. Fausta, une jeune mère exaspérée par l’attitude de la petite fille, pria son fils Audran de quitter le jeu et de la suivre. Malheureusement, Audran ne l’entendit pas de cette manière :

- Non, Himeguma m’a demandé de rester ici pour veiller à ce que notre butin ne soit pas volé.
- Mais voyons Audran, tu pourras retrouver ta place demain ! Nous devons rentrer pour dîner…
- Non, je dois rester ici pour surveiller notre trésor, reprit Audran sur le même ton.
- Audran, ne me force pas à venir te chercher ! Tu retrouveras tes cailloux demain ! Répondit sa mère de manière catégorique.

Audran répondit par la négative une nouvelle fois, si bien que Fausta pénétra le cercle pour s’emparer de force de la main d’Audran, mais Himeguma s’interposa pour calmer les tensions. La petite fille prit la main libre d’Audran et lui parla calmement :

- Audran, s’il te plait, je voudrai que tu écoutes ta mère et que tu rentres. Nous pourrons gérer le trésor seuls.

Au son de la voix de son amie, le garçon se laissa faire, docile, et Himeguma fut rassurée de la tournure que prenait la situation. Alors qu’elle s’en remettait à son cercle d’amis, elle sentit des bras l’empoigner et la maîtriser, elle voulut crier, mais on la bâillonna aussitôt, et les adultes l’obligèrent à suivre la place publique où ils la firent monter sur l’échafaud.
La petite fille tremblait et ses yeux grands ouverts exprimaient un effroi qu’elle ne pouvait contenir. Au bas, dans la foule, les villageois animés criaient leur colère, et des sentences plus effrayantes les unes que les autres.

- Cent coups de fouet !
- Plongez-lui la tête dans l’eau !
- Coupez-lui la langue !!
- Qu’on brûle cette sorcière !

Non loin de là, grésillaient des flammes dans un cercle de pierre. Un raclement métallique se fit entendre et une personne s’approchait de celle qui était désignée coupable. Dans un dernier espoir, Himeguma tenta de se libérer de l’entrave de son bourreau, mais elle n’était que trop faible :

- Laissez-moi partir !! Je veux que vous me laissiez partir !! Lâchez-moi ! A L’AIDE, AU SECOURS, PITIÉ !!!!

La petite fille pleurait désormais, elle savait qu’ils ne cherchaient pas seulement à lui faire peur, mais que cet avertissement laisserait à jamais une marque sur sa personne, quant à savoir quelle partie de son corps serait brûlée…

- Ses yeux !! Brûlez-lui les yeux ! Intima Fausta, en plantant son regard dans les yeux effrayés de la petite fille.

~*~

Lorsqu’elle reprit connaissance, Himeguma sentit un picotement désagréable s’étendre sur son visage. Elle souhaita pleurer mais ses yeux lui brulèrent à mourir.
En portant la main au visage pour voir ce qui entravait sa vision, elle ne trouva que plaie suintante et douleur. Elle ne voyait plus.
Alors qu’elle commençait à sangloter, cherchant une prise pour se redresser, une voix féminine s’adressa à elle :

- Tu es désormais dans les montagnes, dans la cabane des voyageurs égarés. Tu ne retrouveras pas la route vers le village car nous ne souhaitons pas que tu reviennes parmi nous.
- S’il-vous-plaît…
- Nous t’apporterons une fois par semaine de la nourriture et des couvertures pour l’hiver, mais au retour du printemps, tu devras être capable de te débrouiller seule car nous ne viendrons plus nous occuper de toi, continuait à expliquer la femme comme si elle énumérait les ingrédients d’un repas à préparer. Tu auras de quoi te défendre. Garde toujours ce coutelas sur toi et essaye désormais de te servir de tes autres sens. A la semaine prochaine.
- Non, ne me laissez pas, suppliait-elle. Revenez ! Pitié, revenez !!

Le claquement sec de la porte se refermant laissait entendre qu’il n’y avait pas d’appel. Himeguma devait désormais apprendre à vivre seule et recluse, afin d’expier le pêché d’avoir voulu abuser de la volonté des gens avec son récent don.

1- 2- 3- 4- 5- 6- 7- 8- 9- 10- 11- 12- 13- 14- 15