Fanfiction - Hors série
« Contes de Sélénia »

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5- Vie au Village

Trois ans auparavant, dans le petit village de pêcheur de l’île de Shachi, une jeune fille d’une quinzaine d’année était trouvée errante sur la mangrove, à marée basse. Celle-ci avait été recueillie par le chamane qui prenait grand soin d’elle et l’avait fait installer provisoirement dans l’une des cabanes des pêcheurs en attendant qu’elle se remette et construise une chaumière avec l’aide des hommes du village.
A peine remise, la nouvelle venue s’était aussitôt attiré la bienveillance de la communauté. En effet, celle-ci ne rechignait pas à aider les pêcheurs, et il semblait qu’elle leur amenait bonne fortune car jamais les bancs de poisson n’étaient aussi nombreux. Les superstitions sur les femmes commençaient ainsi à s’amenuiser, et les petites filles purent enfin prendre le large avec leur père ou leur frère pour s’initier aux joies de la mer.

Cette jeune femme aux cheveux roux s’appelait Matai. Elle se disait amnésique et ne savait pas d’où elle venait, et les villageois, n’ayant remarqué aucune marque laissée par le fer sur son visage, synonyme de bannissement, la crurent volontiers et ne souhaitaient en aucun cas qu’elle reparte à cause de malheureuses insinuations.
Bien entendu, Matai n’avait pas oublié ses origines. Elle était issue du peuple des fées et avait intégré le premier village près de l’eau qu’elle avait vu après avoir combattu contre les gardiens lors de la chute des deux peuples. De cette chute en résulta l’impossibilité d’avoir recours à son pouvoir de miniaturisation lorsqu’elle voyageait dans le monde non magique, et plus effrayant, la vieillesse l’affectait beaucoup plus rapidement.
Elle ne savait pas ce qu’il était advenu de ses congénères après la dernière bataille qui les avaient décimés et n’avait plus aucun moyen de communiquer avec eux, aussi elle décida de faire tout ce qu’elle pouvait pour aider cette petite communauté de pêcheurs afin d’y finir ses jours en paix, loin du tumulte des dieux vengeurs.

Pour passer inaperçue, Matai teignait ses longs cheveux avec du henné, ce qui lui donnait cette teinte rousse. Ses cheveux poussant particulièrement vite, elle devait répéter son action toutes les semaines à l’abri des regards qui pourraient découvrir sa teinte bleuté, caractéristique du peuple magique.

Alors qu’elle souhaitait se faire la plus discrète possible, son dévouement auprès des autres faisait d’elle la personne la plus sollicitée après le chamane.
Néanmoins, les villageois considéraient avec grand respect son intimité, aussi ne la dérangeaient-ils pas lorsqu’un drap était tiré en travers de sa chaumière.
Malheureusement, ce code n’était manifestement pas acquis par les enfants, et c’est ainsi qu’un jour, alors qu’elle s’occupait de teindre ses cheveux, une fillette était entrée en courant et criant chez Matai, et leva le drap pour se réfugier dans ses bras.
La petite fille était poursuivie par son grand frère mais Matai le dissuada d’aller plus loin.

- Je vous prie de ne pas franchir ce drap, je fais mes ablutions et je ne suis décemment pas visible.
- Oh… Euh… Veuillez nous excuser… Vous déranger n’était pas notre intention. Nous nous chamaillions, et… Ayla, je te prie, arrête de jouer et reviens vers nous, il va être l’heure du dîner !

La petite fille passa la tête par une mince ouverture, un sourire illuminant ses joues rouges pomme, puis se glissa hors de sa cachette pour rejoindre son frère dont le rouge était monté au visage pour une autre raison.

- Bien… Encore une fois, veuillez nous excuser.
- Aucun mal n’a été fait. Passez une bonne journée et considérez qu’Ayla a gagné contre vous.

Le jeune homme sourit et prit la main de sa jeune sœur afin qu’elle ne lui échappe plus, puis ils s’engagèrent sur le chemin de leur chaumière.
En route, le jeune homme remarqua qu’Ayla était plus silencieuse que d’habitude, et alors qu’il allait s’enquérir de cet inhabituel silence, sa sœur le devança :

- Jolan, c’est quoi des ablutions ?
- C’est… eh bien… c’est la toilette du corps, une purification rituelle qui permet de se préparer aux prières, tu vois ?
- Oui… Ca inclut également les cheveux ?
- Je suppose… Je ne connais pas vraiment la pratique, mais je pense que oui.
- Et on peut choisir une autre couleur que le rouge ?
- Comment ça, choisir une autre couleur que le rouge ?
- Eh bien, j’ai vu que Matai avait une bassine pleine d’eau rouge et qu’elle l’appliquait sur ses cheveux, s’expliqua-t-elle. Mais au dessus, ça donnait une couleur bleue bizarre…
- Une couleur bleue, dis-tu ?
- Oui, au dessus de sa tête ! Elle avait dû se tromper de bassine !
- Oui… oui, sûrement…

Fière de ses conclusions, la jeune fille lâcha la main de Jolan et conversa sur chacune de ses découvertes. Le jeune homme, en revanche, ne l’écoutait que d’une oreille distraite, se concentrant sur ce que venait de dire Ayla, et les conséquences qui adviendraient si ses doutes se confirmaient.
Cependant, il décida de garder pour lui ce qu’Ayla lui avait dit, et essaya de faire en sorte que sa sœur n’en touche mot à ses parents.

~*~

Les jours qui suivirent, Jolan se porta volontaire sur la majorité des activités du village : charpente à consolider, poissons à pêcher, décors à apposer… Son engouement était apprécié par les ouvriers qui voyaient un futur apprenti à prendre sous leurs ailes.
Jolan voulait qu’on le remarque, du moins que Matai le remarque… Il exhibait ses compétences – bien que la manœuvre se voulait plus subtile – afin qu’il puisse avoir la chance de l’approcher, mais Matai ne semblait pas impressionnée puisque celle-ci était prise par ses propres occupations.
Alors qu’il commençait à douter du bien fondé de sa stratégie, Jolan fut coupé de ses pensées par Ayla qui l’appelait à la rescousse pour soulager un doigt piqué par une écharde.

- Oh, mais ce n’est rien, Ayla, attends voir, il suffit de… Ah… Elle est bien enfoncée tout de même.
- Oui, et j’ai mal ! Couinait la petite.
- Vous permettez ? Les interrompit Matai.
- Bien… Bien sûr !

A la vue d’Ayla, Matai ne put s’empêcher de voir ce qui rendait la petite fille triste. Aussi, elle s’était approchée discrètement afin de constater par elle-même l’étendue de la blessure.
L’écharde était entrée assez profondément et le grand frère d’Ayla aurait eu le plus grand mal à l’extraire avec ses mains abîmées et calleuses.
Alors qu’elle demandait à Ayla de lui raconter une histoire du chamane, Matai s’affairait à repousser l’écharde du doigt sans que la petite ne s’en rende compte…

- Et voilà ! S’exclama la jeune femme.
- Oh déjà ?! Merci beaucoup, tu m’as encore sauvé la vie !

Matai partit dans un rire cristallin qui réchauffa le cœur de Jolan. Ayla s’en alla retrouver ses amies en clopinant, laissant seuls son frère et sa sauveuse.

- Encore une fois, merci de vous en être occupée.
- Il n’y a pas de problème, Ayla semble être une petite fille assez vive.
- Oh oui… ce qui lui attire de nombreux soucis…
- Je pense que ça attire plus de soucis à vous qu’à elle, mais tant que son grand frère est là pour la protéger… Vous êtes Jolan, c’est bien ça ?
- Oui, enchanté ! Lui sourit-il. En revanche, nul besoin de me rappeler votre prénom, celui-ci est connu de tout le village.
- En effet, niveau discrétion, j’ai failli à ma mission… Plaisanta Matai.
- Pourquoi vouloir être discrète ? Au contraire, cela doit être plaisant d’être tant demandée.
- Eh bien, je suis effectivement ravie d’être sollicitée, néanmoins cela n’apporte pas de compagnie. Les gens d’ici me sont aimables, mais j’ai l’impression qu’ils me portent tellement d’estime qu’ils ne veulent pas m’importuner avec leur amitié.
- Au risque de vous offenser, je pensais le contraire. Je crois d’ailleurs ne pas être le seul, car vous ne semblez pas vouloir vous mélanger et participer aux conversations de ces dames.
- C’est possible… Il est vrai que je n’accorde pas ma confiance aisément à l’inverse de mon aide.
- Je trouve que c’est un bon début ! Et si vous le souhaitez, nous pourrions continuer cette conversation après mon travail.
- Alors si vous m’offrez votre amitié, je préfère que nous nous tutoyions.
- Et moi, je n’osais pas te le demander !

~*~

C’est ainsi que Jolan et Matai commencèrent à se fréquenter. Ils se retrouvaient tous les jours après leurs occupations, parfois accompagnés d’Ayla, et partaient se balader en se raconter les rumeurs et autres nouvelles des contrées alentours.
Bien qu’ils devinrent vite inséparables, Matai restait évasive sur son passé, sur l’endroit d’où elle venait et le peuple qui l’avait vue naître. Parfois elle prétendait n’avoir que des souvenirs confus, d’autre fois, elle se disait adoptée par les sœurs d’un monastère qu’elle avait fuit.
Jolan n’avait encore jamais abordé ce qu’Ayla lui avait rapporté. D’une part parce qu’il se contentait de ce que Matai lui disait et d’autre part, il avait peur que celle-ci ne se méfie d’une amitié intéressée.

Ainsi, le sujet lui passa au dessus de la tête. Il était bien avec elle, à discuter de tout et de rien et à se chamailler sur des minces détails de la vie commune. Quant à Matai, elle adorait qu’il lui conte des histoires.
Au début, Ayla prenait plaisir à les écouter également, mais vu qu’elle les connaissait toutes par cœur, elle finit par s’ennuyer rapidement lorsqu’ils en venaient aux contes des contrées.
Un jour, alors qu’Ayla leur avait fait défaut, Matai et Jolan longeaient le bord de plage tout en parlant. Matai écoutait attentivement son ami lui relater les rumeurs du parent éloigné d’un pêcheur qui avait eu des soucis avec les seigneurs qui gardaient les terres, mais lorsqu’il aborda l’aide divine des fées, Matai devina la suite de l’histoire et en pressa la fin :

- Et ce pêcheur a dit qu’il avait vu des fées lui venir en aide, mais il n’a jamais pu prouver leur existence…
- Oui, tout à fait ! Il y avait des histoires semblables dans ton ancien village ?
- Je n’en ai pas souvenir, éluda-t-elle. Mais dis-moi, Ayla m’a dit que tu étais un excellent conteur et que ton imagination était débordante. Pourquoi ne me raconterais-tu pas une histoire de ton invention plutôt ?
- Je ne sais pas… Tu sais, ce sont des histoires pour qu’Ayla passe des nuits paisibles… Je ne pense pas qu’elles t’intéresseraient.
- Bien au contraire !
- Bon, très bien, j’en ai une en tête que je n’ai jamais contée à Ayla, tu me diras si celle-ci pourrait lui plaire.
- Marché conclu.

Jolan guida Matai vers la palmeraie et l’invita à s’asseoir sur l’herbe, à l’ombre d’un palmier.

- C’est l’histoire d’une princesse discrète vivant dans un pays d’entrepreneurs prolifiques, jalousé à tort par l’ensemble des autres contrées car celui-ci était inaccessible et déclenchait une envie irrépressible à quiconque apercevait la verdure de l’herbe, l’abondance des élevages et la richesse de ses habitants. Malheureusement, ce pays était bien protégé, une véritable forteresse qui régulait les régions alentours en leur fournissant la juste dîme, mais la jalousie demeura car malgré les nombreuses guerres qui affamèrent les peuples des autres régions, ils n’accueillaient personne.
- Ce sont là de bien piètres seigneurs dans ce cas… Mais tu as parlé d’une princesse au début de ton histoire, qu’en est-il de cette personne ?
- Tu sais, il ne faut pas leur en vouloir : ils ont obtenu cette richesse à la sueur de leur front et la vivacité de leur esprit. Leur seul défaut est qu’ils ne souhaitaient pas partager leur savoir, et laisser les autres peuples comprendre par eux-mêmes. Ils pensaient qu’ils en tireraient plus d’estime ainsi.
- Quant à la princesse… ?
- J’y viens, mais ne presse pas l’histoire, il faut bien comprendre l’origine pour connaître le caractère de cette princesse.
- Très bien, j’écoute, alors.

Jolan caressa le sable pour en aplanir la surface, puis s’en servit pour dessiner la forteresse dont il parlait.

- Donc, cette richesse attira de nombreux souverains à venir se frotter à la forteresse. Beaucoup furent repoussés, mais une attaque groupée de barbares réussit à en venir à bout. Ils détruisirent la cité, la pillèrent sans scrupules, puis brûlèrent l’ensemble des palais et des maisonnées, faisant périr un grand nombre d’entre eux. Ils terminèrent d’achever les habitants, qui malgré leur fuite, étaient facilement reconnaissable grâce à leur « point de sagesse » tatoué sur le front. Ils les massacrèrent tous sans hésiter. Hommes, femmes, vieillards et enfants.

Bien que l’histoire était fictive Matai eut un frisson et son regard se troubla légèrement. Jolan l’observait discrètement. Il se rapprocha d’elle avant de reprendre son discours et sa présence sembla rassurer la jeune femme.

- Cette princesse avait réussi à fuir. Elle n’en était pas fière, mais elle restait la dernière héritière du savoir, et espérait pouvoir l’enseigner un jour à son tour aux personnes les plus sages, afin que les connaissances qu’elle avait acquises ne soient jamais perdues. C’est pour cela qu’en s’enfuyant, elle revêtit un voile sur ses cheveux argentés, cachant en partie son front, puis lorsqu’elle parvint dans la clairière où elle entreposait ses herbes et ses épices, elle mélangea un peu de terre de sienne à de l’argile qu’elle appliqua sur son front, pour y dissimuler son tatouage.

A mesure qu’il détaillait l’histoire, Jolan appliquait les gestes de la princesse sur Matai, lui caressant sa chevelure pour y imager le voile, et lui touchant le front pour lui montrer l’emplacement de son tatouage.

- La princesse parvint à un village voisin, peu instruit et pauvre, mais dont l’extrême générosité n’était plus à démontrer. Elle demanda asile en échange de quoi elle leur promit de travailler leurs terres. Je dois préciser que même si elle n’avait pas proposé son aide, ils l’auraient acceptée !
- Je la comprends, par principe elle devait leur remettre un service de valeur équivalente à leur accueil.
- Cette princesse s’intégrait bien à ce village. Un jeune paysan, intrigué par la nouvelle venue, en tomba littéralement sous le charme. Malheureusement, bien que populaire par les nombreux services qu’elle rendait, celle-ci était assez inaccessible.
- C’est une princesse, tout de même, rétorqua Matai.
- Ca, il ne le sut jamais. Le jeune homme avait beau tout faire pour attirer son attention, déployer sa force lors des manifestations communes, exécuter des prestations de danse difficiles aux fêtes du village, l’inconnue ne le voyait pas.
- Jusqu’au jour… ?
- Jusqu’au jour où le chiot du jeune homme, un peu trop entreprenant, vint jouer dans les robes de la princesse, lui répondit Jolan en levant la main pour refreiner son élan. Alors ils échangèrent longuement sur les pratiques du village. Le garçon lui apprenait les us et coutumes de ses ancêtres, quant à la princesse, elle lui apprenait comment mieux cultiver les terres et gagner du temps à chacune de ses entreprises.

Matai haussa un sourcil et voulut s’exprimer, mais Jolan lui posa le doigt sur sa bouche et continua son histoire tout en soutenant son regard bleu azur.

- Et un jour, alors qu’il se désaltérait à la rivière la plus pure, la princesse était occupée à récolter le miel que les abeilles avaient produit, et par gourmandise, elle ne put s’empêcher de le goûter. Le jeune homme, qui avait bien grandi depuis, lui retira ainsi…

Jolan plaça son pouce à la commissure des lèvres de Matai. Puis il s’approcha délicatement d’elle pour lui murmurer la dernière partie de son histoire.

- Et il prit son courage à deux mains afin d’embrasser la princesse… Comme ça…

Complètement submergée par des émotions qui lui étaient jusqu’alors inconnues, Matai accueillit ce geste tendre comme une protection face à un secret presque mis à nu.
De cette étreinte silencieuse, ils avaient dépassés le simple pacte de la confiance. Jolan posa son front contre celui de Matai, comme attendant son approbation.

- Cette histoire sera parfaite pour Ayla… Mais il faut donner un nom à ta princesse.
- Quel nom souhaiterais-tu lui donner ?
- Je trouve qu’Aliena lui irait bien…
- Ce n’est pas celui que j’ai en tête, mais celui-ci ne nomme personne en particulier si l’histoire vient à se répandre.

Matai fit glisser son regard vers lui et acquiesça.

- Un jour… je te dirai tout ce que tu veux savoir, lui murmura-t-elle.

~*~

Il commençait à faire sombre lorsque Jolan et Matai revinrent au village. Ce fut Ayla qui les accueillit en premier, rouspétant de leur absence prolongée :

- Père et mère m’ont envoyée vous chercher à travers tout le village ! Vous étiez où, par tous les dieux ?
- Ne jure pas, Ayla, ce n’est pas beau dans ta bouche.
- Pardon… Mais j’ai couru partout, je suis fatiguée…
- Nous étions le long de la plage, lui répondit Matai. Jolan m’a d’ailleurs conté une nouvelle histoire, veux-tu qu’il te la raconte ?

Ayla fit une moue mi-intéressée, mi-boudeuse, mais elle ne se fit pas prier pour une nouvelle démonstration des talents de son frère.
Elle fit ses adieux à Matai et pressa son frère de faire de même afin qu’il lui détaille son récit. Jolan pressa les mains de Matai et lui adressa un timide clin d’œil avant de s’en retourner à sa petite sœur. Il lui raconta donc son histoire sur le chemin du retour qui le menait à leur maison et lorsqu’il eut fini, Ayla exprima son opinion :

- Je trouve le début vraiment prenant… mais ton histoire est inachevée !
- Comment ça inachevée ?
- Je trouve qu’il n’y a pas d’action… Soit, le prince embrasse la princesse, mais il n’a eu aucun péril à affronter !
- Oh… Sûrement que cette histoire est plus proche de la réalité que celles dont tu as été bercée.
- Je n’aime pas la réalité… On y vit tous les jours ! Bon, ce que j’aime bien, c’est qu’Aliena, ça ressemble un peu à Ayla, non ?
- C’est vrai, la consonance est proche. Quant à l’histoire, je te promets d’y trouver une suite. Laisse-lui le temps de se construire…

~*~

Matai et Jolan vécurent leur relation avec la plus grande discrétion lors des premiers mois, puis finirent par s’annoncer à Ayla qui en était si ravie qu’elle colporta la bonne nouvelle à toutes ses connaissances.
Tout le village approuvait cette union et encourageait les jeunes gens à l’officialiser selon la coutume et les liens sacrés du mariage.
Cela effrayait quelque peu Matai qui n’était pas encore habituée à la religion des humains, mais la présence rassurante et tranquille de Jolan finissait de la convaincre que c’était le bon choix et que rien ne la satisferait plus que de s’unir avec cet homme doux, qu’elle fréquentait depuis plus de deux ans maintenant.
Ainsi, le mariage était fixé à l’arrivée des moissons, lorsque le climat politique se serait apaisé.

~*~

Koori, le nouveau seigneur de Shachi, était depuis quelque mois en guerre avec ses voisins, anciens frères d’armes avec qui il avait renversé le pouvoir magique du monde des fées pour se l’approprier.
Leur ancien accord semblait s’être mué en profonde discorde, si bien que les terres que chacun possédait étaient convoitées pour étendre et asseoir leur suprématie.
Les villageois n’avaient jamais entendus quoique ce soit sur leur souverain. Celui-ci était craint et très discret sur sa politique sans failles. La dîme était payée en fonction des récoltes et personne n’osait biaiser leur impôt envers le seigneur qui gardait bien les terres et préservait une paix fragile.
Malheureusement, les périodes calmes venaient de se troubler : le seigneur Koori avait dépêché la population à se reculer vers son nouveau fort, se trouvant au sein des contrées escarpées, et plus difficiles à avoir. Il avait également sommé à quiconque saurait se battre de rejoindre ses troupes sous peine de mourir de sa main si défection se produisait.

L’exode commença au printemps, afin que la migration soit plus confortable pour le peuple. Le seigneur Koori leur avait promis à tous des terres dans leur nouvelle contrée, mais très peu étaient enthousiasmés de devoir quitter leurs champs qu’ils avaient tant peinés à cultiver et les lieux qu’ils avaient apprivoisés depuis longtemps.
Les villageois avaient donc reçu l’ordre de quitter instamment leurs chaumières, n’emportant avec eux que l’essentiel et leur bétail.
Dans la précipitation générale, Matai n’avait pu se teindre les cheveux et revêtit d’un voile sa chevelure rousse dont les racines bleuissaient.
Elle partit rejoindre Jolan et sa famille et s’inséra dans le groupe général, prêt à partir. Les soldats du seigneur Koori, peu avenants, encadraient les villageois avec un air mauvais. Ils pressaient les plus faibles et proféraient des menaces à qui n’allait pas assez vite.
Jolan n’aimait pas ces méthodes. Il rageait dans sa barbe et serrait le poing à rendre ses jointures blanches, tant il désapprouvait l’excès de confiance qui pouvait rendre cruel.
Matai remarqua l’assombrissement de l’inquiétude sur le visage de son compagnon et posa une main rassurante sur son bras, ce qui l’apaisa aussitôt.
Tout lui sembla tout à coup plus limpide, l’environnement extérieur glissait sur lui et son dégoût ne fut qu’un mauvais souvenir. Il se tourna vers sa fiancée qui avait l’air concentrée et commença à comprendre : Matai se servait du pouvoir des fées, de l’énergie des fluides qui circulaient en chaque être.
Bien sûr, elle ne lui avait jamais clairement révélé qui elle était, il l’avait peu à peu deviné en la découvrant un peu plus chaque jour : la façon dont elle regardait la mer avec nostalgie, le silence sur son passé, les gestes retenus lorsqu’elle commençait à jouer avec l’eau, ses disparitions prolongées lorsqu’elle disait partir se baigner…

Alors qu’ils remontaient le fleuve pour s’enfoncer dans les terres, près des marais sombres et inextricables, Jolan voulut en avoir le cœur net. Il n’avait eu de cesse de formuler cette question qui le taraudait depuis le premier jour où il avait vu Matai, et il voulait une confirmation de sa part.

- Matai, lui chuchota-t-il pour l’interpeler.
- Mon aimé ?
- As-tu confiance en moi ?
- Comment pourrait-il en être autrement ?
- Eh bien, je me demandais pourquoi tu ne m’avais pas révélé ta véritable identité de…

Mais le jeune homme n’eut pas le temps de poursuivre sa question car une bousculade eut lieu et un cavalier de la garde seigneuriale en profita pour s’emparer de la bourse de Jolan.
Séparé de Matai et de son lien de quiétude, Jolan répondit à l’affront en se jetant sur le cavalier et le désarçonna pour reprendre possession de son bien.

Déchargeant toute sa hargne qui resurgit de son être, il enfouit la tête du soldat dans une mare et la maintint de sorte à ce que lui aussi subisse une humiliation devant ses compagnons, malheureusement, le raffut n’attira pas seulement des sympathisants, car le seigneur Koori se déplaça en personne et trouva le rebelle qui venait perturber son avancée.
L’imposante stature du seigneur fit lâcher prise à Jolan, et le soldat en profita pour se relever, le visage encore maculé de boue et de vase.

- Monseigneur, ce fou s’est jeté sur moi alors que je passais vérifier les rangs.
- C’est faux ! S’emporta Jolan. Il m’a volé ma… argh…

Jolan ne put se défendre des propos fallacieux de son adversaire car une douleur lancinante venait de le frapper au cœur.
Koori avait levé un bras en direction de l’importun et à mesure qu’il serrait le poing, Jolan se pliait et haletait de douleur.

- NOOON, ARRÊTEZ !!

Une jeune femme s’était interposée entre Koori et le jeune homme à terre. Admirant son courage, Koori interrompit son geste pour mieux aviser la personne qui osait lui jeter un ordre.
Elle lui tournait le dos et relevait le corps sans vie du jeune homme qui avait défié son autorité, et semblait lui parler.
De là où il se tenait, Koori ne pouvait entendre ce que Matai murmurait à Jolan…

- Tu as vu juste dès le début… J’étais une fée, Jolan. J’étais une fée qui aspirait à vivre dans la discrétion et dans le calme. Je suis maintenant une humaine qui veut vivre avec toi. Je t’en supplie, relève-toi… Relève-toi !
- Inutile de t’égosiller, femme. Là où il est, il ne t’entendra plus. Regagne les rangs avant que ma magnanimité ne vienne à faire défaut. Justice est ainsi faite.

Sa voix était nasillarde et altérée par le port du heaume qu’il avait revêtu. Matai se tourna lentement vers l’ancien gardien qui s’était proclamé seigneur et se leva pour lui faire face. Son regard ordinairement doux avait pris la froideur de la glace.

- Comment osez-vous en appeler à la justice et la générosité, lorsque vous condamnez un innocent ? C’est votre soldat qui a commis le larcin.

Koori ne put s’empêcher de penser à quel point la femme qui lui faisait face était belle, noble et courageuse, mais il ne se retint pas de s’esclaffer lorsqu’il vit cet être fragile se dresser contre lui.

- Tu oublies sûrement à qui tu t’adresses… Agenouille-toi, demande le pardon, et aucun mal ne te sera fait.
- C’est vous qui oubliez d’où vous venez… Un gardien ayant prêté allégeance au peuple des fées qui lui assurait de pourvoir à ses besoins. Un simple gardien qui a lâchement profité de la faiblesse du royaume pour s’en approprier le pouvoir… C’est vous qui devriez vous agenouiller et demander pardon pour le mal que vous avez fait à ma race !

Sur ces mots, Matai entama une ronde rapide de ses bras, et l’eau s’extirpa des marais pour venir encercler la jeune femme et soulever son châle, dévoilant ainsi sa chevelure au seigneur qui reconnut l’ancien peuple.

Les villageois commençaient à s’agiter, incertains de la tournure que pouvait prendre les évènements.
Les parents de Jolan avaient caché les yeux de leur fille, mais ils restaient tétanisés par la scène qui prenait place, et ne pouvaient croire au destin de leur fils.

- HONNI SOIS LES TRAÎTRES !

Matai claqua des mains pour déverser toute l’eau sur le demi-dieu qui ne fit pas un mouvement pour esquiver.

- Garde ta vindicte pour ton jugement, sale fée…

Tels furent les derniers mots qu’elle put entendre avant d’être assommée par la masse d’un cavalier. Et l’eau retomba avant d’atteindre Koori.

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